LE LIVRE DE MORMON CITE-T-IL SHAKESPEARE?

par Sidney B. Sperry
Answers to Book of Mormon Questions
Salt Lake City, Utah, Bookcraft, 1967, pp. 123-130

Joseph Smith a été accusé par beaucoup de ses contradicteurs d'être un imposteur et un ignorant, mais, chose étrange à dire, certains d'entre eux, tels que Alexander Campbell, John Hyde, M.T. Lamb, W. A. Linn et d'autres prétendent qu'il cite des mots de Shakespeare dans un passage du Livre de Mormon que nous savons être attribués à Léhi. Il semblerait, en effet, un peu bizarre d'apprendre que Léhi ait pu citer William Shakespeare quelque 2140 ans avant la naissance de ce dernier !

Le passage du Livre de Mormon dans lequel Léhi est censé citer Shakespeare est le suivant :

« Éveillez-vous! et levez-vous de la poussière, et entendez les paroles d'un père tremblant, dont vous devrez bientôt déposer les membres dans la tombe froide et silencieuse d'où aucun voyageur ne peut retourner ; encore quelques jours, et je m'en vais par le chemin de toute la terre » (2 Néphi 1:14).

Il y a, bien entendu, des mots de ce verset qui rappellent aux spécialistes de Shakespeare le monologue de Hamlet, acte III, scène 1 :

« Cette contrée ignorée dont nul voyageur ne revient. »

Les paroles de Léhi : « Entendez les paroles d'un père tremblant, dont vous devrez bientôt déposer les membres dans la tombe froide et silencieuse d'où aucun voyageur ne peut retourner; encore quelques jours, et je m'en vais par le chemin de toute la terre » ont fait dire ironiquement à Linn : « Quand on compare ce qu’il dit à ce que dit 2 Néphi, Shakespeare s’est rendu coupable de plagiat [1] ». Il est étrange que quelqu’un qui est censé être un érudit comme Linn puisse ne trouver qu’une seule soi-disant citation de Shakespeare dans le Livre de Mormon et ensuite faire un commentaire aussi caustique sans accorder à la question l'examen qu'elle mérite. Mais le présent auteur a découvert d'autres passages de Linn concernant le texte d'Ésaïe dans le Livre de Mormon qui montrent qu'il n'a pas étudié honnêtement et soigneusement son sujet. Les Mormons ne voient pas d'inconvénient à ce que les érudits trouvent des parallèles avec Shakespeare dans le Livre de Mormon, si ces parallèles sont démontrés honnêtement. Nous affirmons que Joseph Smith a traduit le texte néphite du Livre de Mormon et qu'il a utilisé le meilleur vocabulaire dont il disposait. Si pareil vocabulaire montre qu'il connaît les œuvres de Shakespeare, tant mieux. Mais nous pensons qu'il serait très difficile de prouver que Joseph Smith connaissait bien les œuvres de Shakespeare et il serait tout particulièrement difficile de prouver qu'il les connaissait à l'époque de la traduction du Livre de Mormon. Bien entendu, comme d'autres jeunes de son temps, il aurait pu entendre des orateurs dans sa localité qui auraient cité Shakespeare.

Il y a de nombreuses années, B. H. Roberts, du premier conseil des soixante-dix, a répondu, dans son ouvrage New Witnesses for God, aux contradicteurs qui prétendaient que le Livre de Mormon citait Shakespeare dans le passage précité [2]. Il donne deux explications possibles à la présence de la prétendue citation dans les annales néphites. Dans la première, il propose que Joseph Smith a pu apprendre des expressions telles que la prétendue citation de Shakespeare grâce aux livres scolaires existants ou à des prédicateurs itinérants. Il pourrait ensuite l’avoir utilisée là où elle exprimerait une idée ou une pensée néphite se trouvant dans les annales. Dans sa deuxième explication, il dit que deux passages du livre de Job (10:20-21; 16:22) auraient pu fournir la pensée complète et même, dans une grande mesure, la formulation, tant à Léhi qu’à Shakespeare. Il dit :

« On notera que le passage du Livre de Mormon suit Job de plus près qu'il ne suit Shakespeare, tant dans la pensée que dans la formulation ; et cela, sans aucun doute, parce que Léhi avait été impressionné par l’idée exprimée dans Job qu'il allait dans ce pays dont il ne reviendrait pas ; quand Joseph Smith, qui connaissait Job, et ne connaissait très vraisemblablement pas Shakespeare, est arrivé à la pensée de Léhi, il l'a exprimée presque dans les termes de Job ; et il ne fait pas de doute que le passage maintenant célèbre de Shakespeare soit une paraphrase de Job. »

Les explications de B. H. Roberts méritent un examen soigneux, car il y a des problèmes qu’il n’aborde pas. Premièrement, ses citations de Job sont tirées de l'Authorized Version (probablement parce que Joseph Smith l’utilisait), mais Hamlet a été publié quelques années avant la publication de l'Authorized Version, qui date de 1611. On sait que Shakespeare utilisait à l'occasion la Bible de Genève (1560), la Bishops' Bible (1568) et parfois des formulations qui se trouvent dans le Prayer Book (1559) [3]. Deuxièmement, B. H. Roberts ne parle pas de la date de composition du livre de Job. Il suppose que les Néphites avaient accès au livre de Job écrit sur les plaques d'airain qu'ils avaient récupérées chez Laban à Jérusalem (voir 1 Néphi 4:7-5:22). Or, beaucoup de spécialistes de l'Ancien Testament placent le livre de Job longtemps après l'époque où les Néphites ont quitté Jérusalem (vers 601 av. J.-C.). Ces spécialistes rejetteraient donc la validité de la deuxième explication de Roberts puisque, selon eux, les discours de Job n’auraient pas pu se trouver sur les plaques d’airain.

Nous devons réexaminer le problème à la lumière de ces faits. Relisons tout d'abord le passage de Shakespeare pour l’avoir clairement à l'esprit :

« … si ce n’est que la crainte de quelque avenir après la mort… cette contrée ignorée dont nul voyageur ne revient… » (Hamlet, acte III, scène 1) [4] .

Dans ce passage, la mort est au premier plan dans l'esprit de l'auteur, comme c'est le cas de Léhi dans le passage du Livre de Mormon. La question qui se pose maintenant, c'est : Est-il certain que Shakespeare ait puisé ici l'essentiel de ses pensées dans Job ou dans une autre source? Tous les spécialistes de Shakespeare connaissent, bien entendu, les parallèles entre Job 10:21-22; 16:22 et le passage de Shakespeare. Richard Noble pense que la version de Job 10:21 dans la Bible de Genève est celle qui est la plus proche du monologue de Hamlet [5] .

Noble cite aussi la Bishops' Bible comme suit :

« Avant que je n'aille (là-bas d’où) je ne reviendrai pas, à savoir au pays des ténèbres et de l'ombre de la mort : oui, un pays aussi sombre que les ténèbres elles-mêmes et dans l'ombre de la mort où il n'y a pas d'ordre, mais la lumière (y est) comme des ténèbres. » Job xvi.22: « Le chemin que je dois suivre, d'où je ne reviendrai pas, est proche. »... Voir aussi le Livre de la Sagesse ii.1: « Il n'y a pas de remède à la mort d'un homme et l'on ne connaît aucun homme qui soit revenu de la tombe. [6] »

Étant donné la dépendance particulière de Shakespeare à l’égard de la Bible, on se sent presque obligé de croire qu'il avait les paroles de Job à l'esprit quand il a écrit ce passage de Hamlet. Il y a cependant des érudits qui ont attiré l'attention sur certains vers de Catulle, poète romain du premier siècle av. J.-C. comme source possible de Shakespeare. Examinons deux vers de chacune des trois versions de l' «Élégie sur le moineau de Lesbia [7]» de Catulle.

Élégie sur le moineau de Lesbia

maintenant vers ce triste pays
dont personne ne peut jamais revenir
Trad. James Cranstoun

Le moineau mort

Ayant maintenant franchi le sombre pays
dont il ne pourra jamais revenir.
Trad. Lord Byron

Le moineau de Lesbia

La malheureuse bête est allée par la route sombre
dont personne ne revient jamais
Trad. G. S. Davies

Ces vers de Catulle sont pour le moins frappants, et ils nous rappellent les paroles de Job pour ne pas dire celle de Léhi. Shakespeare s’en est-il inspiré ? Nous ne le pensons pas. D'abord, il n'y avait, autant que nous le sachions, aucune traduction en anglais de Catulle quand il a écrit Hamlet et deuxièmement il est très peu probable qu’il ait eu l'occasion de voir le texte latin du poète romain. S'il en est ainsi, force nous est de conclure que Shakespeare dépendait du texte de Job lorsqu'il a écrit le passage de Hamlet qui nous occupe. Beaucoup de spécialistes de Shakespeare concèdent ou évoquent cette dépendance.

Admettons que Shakespeare dépendait de Job : la question se pose alors de savoir si Léhi dépendait également de lui. Les plaques d’airain (à la date de 600 av. J.-C.), qui constituaient la source de la connaissance des Écritures hébraïques pour les Néphites, contenaient-elles le texte de Job ? Si oui, on peut raisonnablement supposer que c'est la deuxième explication de B. H. Roberts, que nous avons citée ci-dessus, qui est essentiellement correcte. Mais comme nous l'avons déjà fait remarquer, certains spécialistes de l'Ancien Testament affirment que le livre de Job a été rédigé tardivement, c'est-à-dire longtemps après 600 av. J.-C. S'il en est ainsi, Léhi n'aurait pas pu connaître les écrits de Job. D'autre part, nous nous devons de faire observer que beaucoup de spécialistes de l'Ancien Testament affirment que Job a été écrit avant 600 av. J.-C. John E. Steinmueller, un érudit catholique, dit :

« On ne peut déterminer avec certitude la date de composition d'après le contenu du livre. On a avancé des dates allant de l'époque prémosaïque à l’ère hellénistique. On ne peut situer l’époque de la composition ni à la période prémosaïque ni à la période mosaïque. Beaucoup de spécialistes ont proposé le temps de Salomon, car c'est pendant son règne que la littérature hébraïque a connu son plus grand développement. On ne peut cependant pas limiter l'âge d'or des lettres hébraïques à cette période, comme le montre bien le livre d'Isaias [Ésaïe]. [8] »

Steinmueller lui-même semble pencher pour une date « antérieure à la période de l'exil babylonien », mais du temps du prophète Jérémie [9] . Les contradicteurs les plus décidés de Joseph Smith et du Livre de Mormon devront concéder que les divergences d'opinion entre les spécialistes de l'Ancien Testament mettent en évidence la possibilité réelle que le Livre de Mormon soit logique avec lui-même et que ces «plaques d'airain» contiennent le texte de Job. Cela étant, l’explication de Roberts est très raisonnable. Léhi n'a pas cité les paroles de Shakespeare. Il a simplement utilisé Job tout comme l’a fait Shakespeare.

Par souci d’honnêteté vis-à-vis des contradicteurs et en attendant une étude future du sujet, nous souhaitons attirer l'attention sur un mot déterminant utilisé dans les citations tant de Léhi que de Shakespeare. Citons-le en mettant côte à côte les passages où il apparaît

Léhi : « D'où aucun voyageur ne peut retourner »
Shakespeare : « Dont nul voyageur ne revient. » [10]

Le mot auquel nous pensons est « voyageur ». En ce qui concerne Léhi, il saute aux yeux. Si l'on admet que Léhi et Shakespeare ont puisé chez Job une grande partie de la pensée et de la formulation des passages dont nous avons parlé dans ce chapitre, il est cependant probable que le mot n'apparaît nulle part dans le livre de Job. Si Léhi faisait allusion à Job 10:21; 16:22 comme le pensait B. H. Roberts, on se demande si le texte des plaques d’airain utilisait le mot hébreu correspondant à « voyageur » dans ou à proximité de ces passages. À en juger par le texte hébreu actuel, cela ne semble pas nécessaire. Il est vrai que l'Authorized Version et la Revised Version utilisent toutes deux le mot « voyageur » dans Job 31:32, mais là c'est la traduction d'un mot hébreu dont les significations fondamentales sont « chemin » ou « sentier ». Ce n'est que par métonymie que l'on peut en faire « voyageur ». La Jewish Publication Society of America donne cette traduction dans son texte anglais du passage.

« L’étranger ne logeait pas dans la rue ;
J'ouvrais mes portes du côté de la route. »

Cela nous amène à la conclusion que le seul mot que Joseph Smith aurait pu mettre dans la bouche de Léhi en s’inspirant de Shakespeare, en supposant qu'il ait connu le passage de Hamlet, est « voyageur ». Shakespeare a sans aucun doute eu recours à une liberté poétique quand il a utilisé le mot, mais qui peut dire que Léhi ne faisait pas la même chose ? Deux personnes ou davantage peuvent avoir à peu près la même idée, comme Léhi, Shakespeare et Catulle. Si Shakespeare a eu l'occasion de lire le texte latin du « Moineau de Lesbia » de Catulle (voir trad. ci-dessus par G. S. Davies), il est possible qu'il ait tiré l'idée du « voyageur » de cette source. Mais il faut bien reconnaître que le problème littéraire que cela comporte est très difficile et d’issue incertaine.

Mon excellent collègue, le professeur Britsch, du département d'anglais de l’université Brigham Young, a eu la gentillesse de faire le commentaire suivant à propos de notre problème :

« Il me semble qu’il y a une explication beaucoup plus simple, qui est plus ou moins implicite dans votre dernier paragraphe : Après avoir passé toute une vie à lire les littératures du monde occidental, que ce soit dans l’original ou en traduction, j'ai trouvé des dizaines de cas dans lesquels des auteurs, qui étaient séparés par le temps et par les circonstances, ont utilisé essentiellement le même langage figuré, sans qu'il y ait la moindre possibilité réelle de puiser les uns chez les autres ou dans une source commune. Par exemple, je ne connais personne qui, en dépit de certaines ressemblances frappantes de pensée et de langage, prétendrait que Eschyle s'est servi de l'Ancien Testament.

Je pense depuis longtemps que trop de gens dans mon métier passent leur temps à chercher des «sources» ou des «influences» là où il n’y en a pas. Concevoir l'au-delà comme un pays étrange ou lointain et nous, les humains, comme des voyageurs en route vers ce pays ne doit pas forcément être le fait d’un esprit créateur unique. Je crois qu'une recherche approfondie mettrait à jour des centaines de figures semblables dans les littératures sacrées ou profanes du monde dont aucune ne doit quoi que ce soit à aucune autre, si ce n'est qu'elles font partie de notre héritage humain de pensée et d'imagination.

Je crois que toute personne réfléchie a eu l’occasion de découvrir une idée (que ce soit dans le langage figuré ou littéral) et d’avoir l'impression qu'elle lui était propre, pour la rencontrer plus tard – parfois assez souvent – dans les écrits de ceux qui l'ont précédée. »

* * * * * * *

[1] Story of the Mormons, p. 96.
[2] III, pp. 442-445. The Deseret News, 1909.
[3] Richmond Noble, Shakespeare’s Biblical Knowledge, p. 58.
[4] Hamlet, Librairie Hatier, Collection les Classiques pour tous, Paris, p. 61 (n.d.t.)
[5] Id., pp. 66-67.
[6] Id., p. 203. Le Livre de la Sagesse est un des livres apocryphes.
[7] Voir Quinagh et Dorjahn, Latin Literature in Translation, 2e édition, pp. 284-285.
[8] A Companion to Scripture Studies, vol. II. Special Introduction to the Old Testament, p. 165.
[9] Id.
[10] En anglais : Livre de Mormon : From whence no traveller can return. Shakespeare: From whose bourn no traveller returns. (n.d.t.)