La Genèse et la symbolique de la création

 

Marcel Kahne

 

Lorsque Charles Darwin publia, en 1859, son livre 'De l’origine des espèces', développant la thèse selon laquelle les êtres vivants ont évolué, au cours de centaines de millions d’années, à partir de cellules primitives pour donner des formes de plus en plus complexes, beaucoup de gens perdirent la foi parce qu’ils considéraient que cela démontrait que le récit de la Création dans la Genèse était faux. Aujourd’hui le conflit dure encore entre « créationnistes » et « évolutionnistes ». A cela s'ajoute des divergences de vues parmi les partisans du récit de la Genèse en ce qui concerne la durée de la Création. S’agit-il de sept jours de vingt-quatre heures, comme l’affirment d’aucuns ? Ou de sept périodes de mille ans, comme le disent d’autres en se basant sur Psaumes 90:4 ? Ou de sept périodes indéterminées comme le prétendent d’autres encore ?

 

Le but de la présente étude n’est pas de trancher dans ce débat, mais d’essayer de répondre à une question qui vient tout naturellement à l’esprit quand on réfléchit à ce sujet, à savoir : L’intention de l’auteur de la Genèse était-elle de donner une description scientifique de la Création ou avait-il autre chose en tête et si oui, quoi ?

 

Notre problème, à nous, Occidentaux modernes, c’est que nous prétendons comprendre des textes écrits, il y a plusieurs milliers d’années, par des Orientaux, comme s’ils avaient été écrits chez nous par des contemporains. Cette croyance concerne non seulement la Genèse, mais également tout l’Ancien et le Nouveau Testament, ainsi que le Livre de Mormon. Nous agissons comme si nous ne nous rendions pas compte du fossé culturel qui nous sépare de ces civilisations anciennes, de leur façon de penser, de concevoir le monde, de leur façon de s’exprimer, notamment par écrit. Il en résulte que nous partons immanquablement sur de fausses pistes.

 

Est-il possible, en pénétrant dans l’horizon culturel de l’auteur de la Genèse, de savoir quel était son but, ce qui le préoccupait, ce qu’il voulait faire passer comme message ? Il semble bien que oui. Mais pour y parvenir, il faut d’abord être conscient du rôle joué par les chiffres dans la pensée hébraïque.

 

LA SYMBOLIQUE DES CHIFFRES

 

En hébreu les lettres de l’alphabet ont également une valeur numérique :

 

Alef : 1

Beth : 2

Guimel : 3

Daleth : 4

Hé : 5

Vav : 6

Zayin : 7

Heth : 8

Teth : 9

Yod : 10

Kaf : 20

Lamed : 30

Mem : 40

Nun : 50

Samekh : 60

Ayin : 70

Pé : 80

Tsadé : 90

Kof : 100

Resh : 200

Shin : 300

Tav : 400

Kaf final* : 500

Mem final : 600

Nun final* : 700

Pé final* :800

Tsadé final* :900

* Ces lettres s’écrivent différemment à la fin d’un mot.

Comme les mots sont constitués de lettres, ceux-ci ont aussi une valeur numérique. Mots et chiffres sont donc étroitement liés. Il en va de même de certaines notions, symbolisées par des chiffres. Ainsi :

 

1 symbolise Dieu, l'Unique

2 symbolise la création, la créature (le ciel et la terre, l'homme et la femme, le dialogue)

3 symbolise l'homme, qui est esprit, personnalité et chair (esprit : rapport de l'homme avec Dieu - personnalité : rapport de l'homme avec lui-même - chair : rapport de l'homme avec les autres)

4 symbolise le monde (les 4 points cardinaux). Dans Matthieu 28:18-20, le mot « tout » est employé quatre fois pour représenter la totalité du monde qui appartient en entier à Jésus[1].

5 symbolise les 5 doigts de la main. C’est le chiffre de l’action divine. Il est à noter que l’on parle de la main (et non des mains) de Dieu. Pour dire sa volonté, Dieu donne le Pentateuque (5 livres). Dans Matthieu, Jésus prononce 5 grands discours : 1. Le discours sur la montagne (5-7), 2. Le discours de mission (10), 3. Le discours en paraboles du royaume (13), 4. Le discours de la communauté (18), 5. Le discours eschatologique [de la fin du monde] (24-25). L'évangile de l'enfance (Matthieu 1-2) tourne autour de 5 paroles de l'Ancien Testament introduites chaque fois par « afin que s'accomplît la parole » (1:22, 2:5, 2 :15, 2:17, 2:23)

7 exprime la totalité ; c’est le chiffre de la perfection divine. C’est pour cela que dans Matthieu 13, il y a les 7 paraboles du royaume : 1. Parabole du semeur : publication de l'Evangile, 2. Parabole de l'ivraie : apostasie, 3. Parabole du grain de sénevé : naissance de l'Eglise dans les derniers jours, 4. Parabole du levain : la révélation dans l'Eglise imprègne tout le monde, 5. Parabole du trésor caché : héritage en Sion, 6. Parabole de la perle : héritage en Sion, 7. Parabole du filet : oeuvre missionnaire moderne[2]

10 représente l’action de l’homme. Ce sont les dix doigts des deux mains. C’est pour cela que 10 commandements sont donnés pour régir son activité.

12 (3 x 4). L’homme (3) multiplié par les 4 points cardinaux. L’humanité[3]. D’où les 12 tribus et les 12 apôtres.

 

Une fois que nous comprenons le rôle subtil joué par les chiffres dans les textes hébreux, nous sommes prêts à voir le récit de la Création et le livre de la Genèse avec d’autres yeux.

 

La Genèse : une symphonie sur les chiffres 7, 5 et 10[4]

 

L’étude de la Genèse en général et du récit de la Création en particulier a révélé que son auteur a mis beaucoup de soin et de rigueur à écrire son texte. C’est ainsi que la Création est entièrement basée sur le chiffre 7, qui est, rappelons-le, le chiffre de la perfection divine.

 

La première phrase a 7 mots en hébreu

La deuxième phrase a 14 mots en hébreu

Le récit de la création est donné en 7 jours

Le récit de la création est donné en 56 versets

Il a la forme d’un chiasme en 7 points (voir ci-dessous)

Le nom d'Elohim apparaît 35 fois

Erèts (terre) apparaît 21 fois

Ciel (shamaïm, raqia'), 21 fois

Tov (bon) 7 fois

Le 7ème paragraphe en hébreu correspond au 7ème jour

7

7 x 2

7

7 x 8

7

7 x 5

7 x 3

7 x 3

7

7[5]

 

Le chiasme de la Création

 

0 les ténèbres

      lumière*

2              ciel et eaux**

3                       terre et vie organique***

4                       astres

5                poissons et oiseaux**

6       animaux et humains***

7 repos d'Elohim*

 

On remarquera que la création des astres se situe au milieu du chiasme, parce qu’ils sont entre les cieux d’Elohim et la terre des hommes. Il y a aussi une correspondance entre les éléments situés de part et d’autre du chiasme : la lumière (début de la création) et le repos de Dieu (fin de la création), le ciel/les eaux et les poissons/les oiseaux, la terre/la vie organique et les animaux/les humains.

 

En même temps, l’œuvre de la Création se présente en deux volets : l’œuvre de la séparation (3-13) et l’œuvre de l’ornementation (14-31) où les quatre œuvres des quatrième, cinquième et sixième jours répondent aux quatre œuvres des premier, deuxième et troisième jours.

 

Jour Oeuvre Séparation Ornementation Oeuvre Jour
    lumière-ténèbres   soleil-lune-étoiles   5   4
  2  

eaux d'en haut

eaux d'en bas

firmament

 

  poissons-oiseaux     5
3   3   terre-mer    animaux-plantes    

6

    4   plantes   homme-nourriture   8    

 

L’histoire du jardin d’Eden est caractérisée par une recherche du chiffre 7 :

 

Les noms de l’homme (ish) et de l’humain (adâm) apparaissent 28 fois

La femme (isha, ézèr ou tséla) 21 fois

Les mots de la racine "akhal" (manger) 21 fois

Les mots de la racine "laqah" (prendre) 7 fois

Qédem (orient) 7 fois

Eden 7 fois

En hébreu, la section sur l'Eden compte 7 paragraphes

7 x 4

7 x 3

7 x 3

7

7

7

7

 

Cette préoccupation pour le chiffre 7 se retrouve au chapitre 14 dans le récit de la « guerre des rois ». Le mot-clé mélekh (roi) apparaît :

 

21 fois dans la 1ère  partie du récit (14:1-12)

Et 7 fois dans la 2e partie (14:13-24)

7 x 3

7

 

En outre : 

 

L’histoire d'Abraham comprend 7 promesses

L’histoire de Joseph est racontée en 448 versets

La Genèse comprend 50 chapitres

7

7 x 64

7 x 7 + 1[6]

 

Il peut être également intéressant de savoir que d’autres techniques encore ont été utilisées dans la composition du texte : La Genèse a aussi une structure chiasmique en ce sens qu’elle part de l’universel pour se rétrécir vers le particulier et s’élargir ensuite vers l’universel :

 

1 Thème universel de la création

      Conflit entre les nations et Israël

         3                Jacob [Israël] contre Esaü [les nations] (27:40)

2'       Nouvel élargissement

1' Salut universel apporté par Joseph à l'Egypte et à Israël

 

On notera aussi que 27:40 est le 767ème  verset sur les 1534 que compte la Genèse.

 

LE NOMBRE 10 DANS LA GENESE ET DANS L'HISTOIRE D'ABRAHAM

 

Le texte d’Abraham est constitué de structures fondées sur les nombres 7, 5 et 10. Dieu fait 7 promesses à Abraham : Genèse 12:1-3 ; 12:7 ; 13:14-17 ; 15:18-21 ; 17:4-8 ; 18:14 ; 22:16-18. La première promesse contient 5 fois les mots « bénir » et « bénédiction » et se formule en 7 affirmations successives :

 

« L'Eternel dit à Abram : Va-t'en de ton pays, de ta patrie et de la maison de ton père, vers le pays que je te montrerai. (1) Je ferai de toi une grande nation (2) et je te [1] bénirai ; (3) Je rendrai ton nom grand. (4) et tu seras une source de [2] bénédiction. (5) Je [3] bénirai ceux qui te [4] béniront, et (6) je maudirai ceux qui te maudiront ; et (7) toutes les familles de la terre seront [5] bénies en toi. »

 

Sur ce fond de bénédictions surgissent 10 épreuves ou malheurs :

 

(1ère épreuve) Ordre de quitter son pays et son ascendance,

(1ère et 2ème promesses) assorti d'une promesse renouvelée (12:3, 7).

(2ème épreuve) Chassé de Canaan par la famine 

(3ème épreuve) Sara lui est ravie en Egypte

(3ème promesse) Renouvellement de la promesse (13:14-17)

(4ème épreuve) Lot en danger ; guerre avec les rois

(4ème promesse) Renouvellement de la promesse (15:18-21)

(5ème épreuve) Dispute entre Sara et Agar

(5ème promesse) Renouvellement de la promesse (17:4-8)

(6ème épreuve) Epreuve de la circoncision

(6ème promesse) Annonce de la naissance d’Isaac (18:14)

(7ème épreuve) Lot de nouveau en danger et sauvé par Abraham

(8ème épreuve) Sara chez Abimélec

(9ème épreuve) Ismaël exilé

(10ème épreuve) Sacrifice d’Isaac

(7ème promesse) Renouvellement de la promesse (22:16-18)

 

On a aussi vu un parallélisme chiasmique dans les dix épreuves : 

 

1 Se sépare de son ascendance (1e épreuve)

2       Exil en Egypte (2e épreuve)

3               Sara en danger (3e épreuve)

4                        Lutte contre les nations (4e épreuve)

5                                 Ismaël et Isaac (5e épreuve)

5’                                Ismaël et Isaac (6e épreuve)

4'                       Lutte contre les nations (7e épreuve)

3'              Sara en danger (8e épreuve)

2'       Exil d'Ismaël (9e épreuve)

1' Sacrifice de la descendance (10e épreuve)

 

Chouraqui conclut : « Il est … certain que le texte de la Bible a été rédigé avec une extrême rigueur, que son unité de structure transparaît dans des techniques d’écriture dont nous commençons seulement à soupçonner la complexité et la subtilité, probablement liées aux exigences des transmissions orales » (L’Univers de la Bible,  tome 1, p. 91).

 

CONCLUSION

 

Une conclusion s’impose : les préoccupations de l’auteur sacré étaient totalement différentes des nôtres. Il s’agissait pour lui d’écrire quelque chose de facile à mémoriser en vue de la transmission orale tout en faisant passer le message que la Création est l’œuvre de Dieu et que tout le mérite lui en revient et non de faire une description scientifique, à la manière occidentale, des événements. De toute évidence, les Hébreux, comme les autres peuples de l’Antiquité, croyaient que Dieu avait organisé le monde à partir du chaos primordial[7]. Le temps que cela a pu prendre ne semble pas avoir été leur souci majeur. Après tout, si l’on admet la toute-puissance de Dieu, on pourrait très bien concevoir qu’il ait créé l’univers en un seul jour ou même en une fraction de seconde. Les sept jours peuvent avoir été choisis tant pour la valeur symbolique du chiffre 7 que parce qu’ils correspondaient au nombre des jours de la semaine (le calendrier de la Bible est un héritage du calendrier égyptien). Dans cette optique, la division de la Création en 7 jours n’a plus qu’une valeur symbolique et ne justifie pas les controverses à ce sujet.

 



[1] Il est intéressant de noter ici le soin avec lequel Matthieu a rédigé son évangile. Au début, dans 1:33, il précise que l’Enfant divin s’appellera « Em-manu-el » et que cela veut dire « Dieu avec nous ». A la fin de l’évangile, dans 28:20, Jésus dit : « Je suis avec vous ».

[2] Apocalypse 13:18 donne le chiffre de la Bête comme étant 666. Diverses interprétations de ce chiffre ont été données visant soit Rome, soit un empereur, soit l’Eglise catholique. C’est oublier que l’Apocalypse est un drame qui se joue à une échelle bien plus vaste que celui des organisations humaines ou des personnes. Richard D. Draper, Opening the Seven Seals, Salt Lake City, 1991, Deseret Book Company, p. 151, propose une explication beaucoup plus convaincante. Si 7 désigne Dieu, le chiffre de la Divinité – Père, Fils et Saint-Esprit – pourrait être 777. Dans ce cas, 666 pourrait bien être le chiffre du diable, le faussaire par excellence, mais qui n’y arrive jamais tout à fait. Ce serait le chiffre de la trinité de l’imperfection : le dragon, la bête et le faux prophète (16:13). Il y a encore d’autres passages de l’Apocalypse où le diable est représenté comme un imitateur. De même que le Sauveur est représenté dans 1:4 comme étant « celui qui est, qui était, et qui vient », de même on trouve dans 17:8 « la bête… elle était, et … elle n’est plus, et … elle reparaîtra ».

[3] On peut rendre l’idée de l’immensité du nombre des hommes en multipliant 12 par lui-même : 12 x 12 : 144, qu’on peut encore amplifier en le multipliant par 1000, d’où les 144 000 de l’Apocalypse, nombre qu’il ne faut pas prendre à la lettre, mais dans sa valeur symbolique d’un très grand nombre.

[4] Ce qui suit est tiré de L’univers de la Bible, d’André Chouraqui, tome 1, pp. 28-29, 90 et du tome 10, p. 138.

[5] Cette préoccupation pour le chiffre 7 dans le contexte de la Création se retrouve dans l’évangile de Jean. Au chapitre 1, Jean veut commencer son évangile par une sorte de Genèse où il reprend  le canevas de la Création : « Au commencement était la Parole [le « Dieu dit » de la Genèse]… toutes choses ont été faites par elle [Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre]… En elle était … la lumière des hommes [Que la lumière soit]. » Jean 1:1-28 constitue le premier jour. Les deuxième, troisième et quatrième jours sont introduits par « le lendemain » (versets 29, 35, 43). Puis il y a trois jours (Jean 2:1), ce qui fait 7 jours en tout. Les trois jours peuvent symboliser le temps écoulé entre sa mort et sa résurrection et les noces de Cana, les noces du Fils de Dieu avec l’humanité.

[6] C’est le même genre de calcul que pour la Fête des Semaines (Pentecôte), soit sept semaines plus un jour (Lévitique 23:15-16) et pour le Jubilé, qui consiste en « sept sabbats d’années, sept fois sept années », plus un an (Lévitique 25:8, 10).

[7] C’est ce que dit d’ailleurs Genèse 1:2. « La terre était informe et vide », en hébreu « la terre était tohu et bohu », ce qui a donné le français « tohu-bohu », expression qui désignait le chaos primitif et a toujours le sens de désordre, confusion. On remarquera, par la même occasion, que cette croyance coïncide avec celle des saints des derniers jours, à savoir que l’univers n’a pas été tiré du néant, mais d’éléments non organisés préexistents.