UN CHEF D’OEUVRE : ALMA 36

John W. Welch
Rediscovering the Book of Mormon, John L. Sorenson et Melvin J. Thorne, pp. 114-131

Le chiasme est un style d’écriture connu dans l’Antiquité et utilisé par beaucoup d’auteurs anciens et certains auteurs modernes. Il consiste à disposer une série de mots ou d’idées dans un ordre donné et ensuite à la reproduire dans l’ordre inverse. Entre les mains d’un écrivain habile, cette forme littéraire peut remplir plusieurs fonctions. La répétition de mots-clefs dans les deux moitiés souligne l’importance des notions qu’ils présentent. De plus, l’idée principale du passage se situe à la charnière, là où la deuxième moitié commence, ce qui la met en évidence. La forme répétitive renforce aussi la clarté et accélère la mémorisation. Cela donne au lecteur (ou à l’auditeur) l’impression agréable de quelque chose de complet, puisque, à la fin, le passage revient à l’idée qui en a été le commencement. La découverte de la présence d’un chiasme dans une composition peut mettre en évidence beaucoup d’éléments complexes et subtils du texte.

Dès le premier siècle av. J.-C., les lecteurs grecs de l’Odyssée d’Homère en relevaient un bel exemple. Ulysse parle avec l’ombre de sa mère, Anticléia, aux enfers, et lui demande :

a Comment elle était morte,
   b Si c’était de maladie
      c Ou par les doux traits d’Artémis.
         d A propos de son père,
            e A propos de son fils Télémaque,
               f Si un autre avait repris son pouvoir royal,
                  g Et à propos de sa femme, où elle demeure.

Anticléia répond exactement dans l’ordre inverse :

                  g’ Elle demeure dans ton palais,
               f’ Personne n’a pris ton honneur,
            e’ Télémaque est un seigneur paisible,
         d’ Ton père reste dans les champs,
      c’ Artémis ne m’a pas tuée,
   b’ Une maladie non plus,
a’ Mais je suis morte de chagrin à ton sujet.
(Odyssée, 11.170)

On a découvert de nombreux exemples de chiasmes dans la bible hébraïque. Un cas d’école est Lévitique 24:13-23. (Ici comme ailleurs, j’ai ajouté des italiques pour souligner les correspondances.) Ce texte dit à propos de l’exécution d’un blasphémateur :

a L'Eternel parla à Moïse, et dit:
   b Fais sortir du camp le blasphémateur… toute l'assemblée le lapidera.
      c Tu parleras aux enfants d'Israël, et tu diras :
         d Quiconque maudira son Dieu portera la peine de son péché… qu'il soit étranger ou indigène.
            e Celui qui frappera un homme mortellement sera puni de mort.
               f Celui qui frappera un animal mortellement le remplacera: vie pour vie.
                  g Si quelqu'un blesse son prochain, il lui sera fait comme il a fait :
                     h fracture pour fracture,
                        œil pour œil,
                        dent pour dent ;
                  g’ il lui sera fait la même blessure qu'il a faite à son prochain.
               f’ Celui qui tuera un animal le remplacera,
            e’ mais celui qui tuera un homme sera puni de mort.
         d’ Vous aurez la même loi, l'étranger comme l'indigène
      c’ Moïse parla aux enfants d'Israël;
   b’ ils firent sortir du camp le blasphémateur, et ils le lapidèrent.
a’ Les enfants d'Israël se conformèrent à l'ordre que l'Eternel avait donné à Moïse.

La structure symétrique de ce passage est évidente, longue et agréable. Il y a peu de chances que cette structure complexe et précise se soit formée accidentellement. Cependant, tous les chiasmes ne sont pas créés égaux. Ils diffèrent par leurs objectifs, leur précision et leurs qualités artistiques. Certains sont très clairs, d'autres pas. Certains sont très longs, d'autres sont courts. Nous devons apprendre à regarder soigneusement pour savoir si un passage est véritablement un chiasme et s'il est significatif. Après avoir évalué des centaines de chiasmes proposés dans une grande variété de textes longs, j'ai constaté qu’il n’y a que peu de textes qui peuvent être considérés comme des chiasmes voulus et réussis. Alma 36 en est un des meilleurs.

Alma 36 est un des premiers chiasmes que j'ai découverts en 1967 dans le Livre de Mormon. Bien des années plus tard, il reste un de mes préférés. C'est un chef-d'œuvre de composition, qui vaut toutes les autres utilisations du chiasme dans la littérature mondiale, et il mérite d'être reconnu et apprécié de tous. Je ne vois absolument pas comment sa structure complexe et délibérée pourrait être le fait du hasard. Ce document littéraire complexe montre clairement l'habileté d'Alma comme écrivain.

Nous allons examiner ici la structure générale d'Alma 36, ensuite nous analyserons un grand nombre de ses détails. Il apparaîtra rapidement que ce texte révèle un très haut degré de chiasticité à plusieurs niveaux de complexité.

NIVEAU 1 : STRUCTURE GENERALE D'ALMA 36

Nous commençons par découvrir les poutres maîtresses de l’édifice. Le résumé suivant du chapitre, dans lequel Alma raconte à son fils Hélaman sa conversion spectaculaire, en met en évidence les éléments de base. Il y a 17 éléments-clefs, chacun répété une fois (les numéros des versets sont indiqués entre parenthèses) :

a Mon fils, prête l'oreille à mes paroles (1)
   b Garde les commandements et tu prospéreras dans le pays (1)
      c Fais comme moi (2)
         d Souviens-toi de la captivité de nos pères
            e ils étaient dans la servitude (2)
               f Assurément il les a délivrés (2)
                  g Place ta confiance en Dieu (3)
                     h Fortifié dans les épreuves, les ennuis, les afflictions (3)
                        i Exalté au dernier jour (3)
                           j Je le sais non de moi-même, mais par Dieu (4)
                              k Né de Dieu (5)
                                 l Je cherchais à détruire l’Eglise (6-9)
                                    m Mes membres furent paralysés (10)
                                       n Crainte d’être en la présence de Dieu (14-15)
                                          o souffrances d'une âme damnée (16)
                                             p Déchiré par le souvenir des péchés (17)
                                                q Je me souvins de Jésus-Christ, un Fils de Dieu (17)
                                                q’ Je m’écriai : Jésus, Fils de Dieu (18)
                                             p’ Plus déchiré par le souvenir des péchés (19)
                                          o' Joie aussi extrême que l'avait été la souffrance (20)
                                       n' Aspire à être en la présence de Dieu (22)
                                    m' Mes membres reçurent de nouveau leur force (23)
                                 l’ J’ai travaillé afin d’amener des âmes au repentir (24)
                              k’ Né de Dieu (23)
                           j' La connaissance que j’ai est de Dieu (26)
                        h' Soutenu dans les épreuves, les ennuis, les afflictions (27)
                     g' Je place ma confiance en lui (27)
                  f' Il me délivrera (27)
               i' Il me ressuscitera au dernier jour (28)
            e' Comme Dieu a fait sortir nos pères de la servitude et de la captivité (28﷓29)
         d' Gardé le souvenir de leur captivité (28-29)
      c' Savoir comme je sais (30)
   b' Garde les commandements et tu prospéreras dans le pays (30)
a’ Cela est selon sa parole (30).

La façon dont ce texte est conçu est étonnante. Ce qui m'impressionne tout particulièrement, c'est la répétition du nom « Jésus-Christ, Fils de Dieu » au centre même du chapitre. Il ne fait pas de doute que cela avait une importance profonde pour Alma. C'est un des meilleurs exemples d'un auteur ancien qui réussit à mettre l'idée la plus importante au centre ou à la charnière de son passage. Grâce à cela, la structure du chapitre communique avec force l'expérience personnelle d'Alma, car la plaque tournante de sa conversion se situe exactement au moment où il fait appel au nom de Jésus-Christ et demande miséricorde. Il n'y a rien de plus important que cela dans la conversion d'Alma, pas même l'apparition de l'ange ni les prières de son père et des prêtres. De même que c'est la charnière de sa vie, de même Alma en fait le centre de cette splendide composition.

NIVEAU 2 : LE TEXTE COMPLET D'ALMA 36

Nous avons vu les poutres maîtresses de l’édifice. Maintenant, à un niveau plus détaillé, nous sommes en mesure de détecter les panneaux de texte qui remplissent les intervalles. Il n'y a pas de manière plus simple de présenter ces segments que de reproduire le chapitre dans son intégralité. La disposition qui suit s'explique d'elle-même. J'ai fractionné le texte en segments, chacun ayant sa contrepartie dans l'autre moitié du texte.

J'invite le lecteur à prendre le temps de lire plusieurs fois le texte. La numérotation des éléments (A, B, C, etc.) est la même que dans le traitement ci-dessus (niveau 1). Les lettres minuscules a, b, c, etc., indiquent les expressions correspondantes à l'intérieur de sections plus courtes. Comme nous le verrons plus loin, certains de ces mots ont plus d'une utilisation. Tantôt les expressions répétées (en italiques) fonctionnent dans la structure générale du chapitre, tantôt elles se situent à l'intérieur de sous-structures ou d'une même section. À d'autres moments elles assurent la transition d'une section à la suivante. Tous ces éléments sont en interaction dans une harmonie magistrale pour créer une composition qui passe en douceur d'une partie à la partie suivante. Le mouvement des idées et des formulations d'une section à l'autre n'est jamais maladroit ni brutal.

A Mon fils, prête l'oreille à mes paroles; (1)

B car je te jure que
si tu gardes les commandements de Dieu,
tu prospéreras dans le pays.

C Je voudrais que tu fasses comme moi (2)
et que tu te souviennes de la captivité de nos pères;

D a car ils étaient dans la servitude,
      b et nul ne pouvait les délivrer,
         c si ce n'est le Dieu d'Abraham,
         c et d'Isaac,
         c et de Jacob,
      b’ et il les a assurément délivrés
   a’ dans leurs afflictions.

A Et maintenant, ô mon fils Hélaman, voici, tu es dans ta jeunesse, (3)
et c'est pourquoi je te supplie
d'entendre mes paroles et d'apprendre de moi;

E car je sais que quiconque place sa confiance en Dieu
sera soutenu dans ses épreuves,
et ses difficultés,
et ses afflictions,
et sera exalté au dernier jour.

F Et je ne voudrais pas que tu penses que je connais par moi-même: (4)
a non par le temporel,
   b mais par le spirituel,
a’ non par l'esprit charnel,
   b’ mais par Dieu.

G Or, voici, je te le dis, (5)
si je n'étais pas né de Dieu,
je n’aurais pas connu ces choses;
mais, par la bouche de son saint ange,
Dieu me les a fait connaître,
non pas à cause d'une quelconque dignité de ma part,

H car j'allais partout avec les fils de Mosiah, (6)
cherchant à détruire l'Église de Dieu;
mais voici, Dieu envoya son saint ange nous arrêter en chemin. (7)
Et voici, il nous parla, comme si c'était la voix du tonnerre,
et la terre entière trembla sous nos pieds;
et nous tombâmes tous par terre,
car la crainte du Seigneur s'était abattue sur nous.

Mais voici, la voix me dit: Lève-toi. (8)
Et je me levai, et me tins debout, et vis l'ange.
Et il me dit: (9)
Si tu ne veux pas toi-même être détruit,
ne cherche plus à détruire l'Église de Dieu.
Et il arriva que je tombai par terre; (10)
et ce fut pendant trois jours et trois nuits
que je ne pus ouvrir la bouche,
ni n'eus l'usage de mes membres.

Et l'ange me dit encore des choses (11)
qui furent entendues par mes frères, mais je ne les entendis pas;
car lorsque j'entendis les mots:
si tu ne veux pas être détruit toi-même,
ne cherche plus à détruire l'Église de Dieu,
je fus frappé d'une crainte et d'un étonnement si grands,
de peur d'être peut-être détruit,
que je tombai par terre et que je n'entendis plus rien.

I Mais j'étais torturé d'un tourment éternel, (12)
car mon âme était déchirée au plus haut degré et torturée par tous mes péchés.

Oui, je me souvenais de tous mes péchés et de toutes mes iniquités, (13)
et à cause de cela, j'étais tourmenté par les souffrances de l'enfer;

oui, je voyais que je m'étais rebellé contre mon Dieu
et que je n'avais pas gardé ses saints commandements.

Oui, et j'avais assassiné beaucoup de ses enfants, (14)
ou plutôt les avais entraînés à la destruction;

oui, en bref, si grandes avaient été mes iniquités,
que la pensée même de retourner en la présence de mon Dieu
torturait mon âme d'une horreur inexprimable.

Oh, pensais-je, si je pouvais être banni et être anéanti (15)
corps et âme,

afin de ne pas être amené à me tenir en la présence de mon Dieu
pour être jugé de mes actions!

Et alors, pendant trois jours et pendant trois nuits, je fus torturé (16)
par les souffrances d'une âme damnée.

J Et il arriva que comme j'étais ainsi torturé par le tourment, (17)
tandis que j'étais déchiré par le souvenir de mes nombreux péchés,

K voici, je me souvins aussi d'avoir entendu mon père prophétiser
au peuple concernant la venue d'un certain
Jésus-Christ, un Fils de Dieu,
pour expier les péchés du monde.

K’ Alors, quand mon esprit s'empara de cette pensée, (18)
je m'écriai au-dedans de mon cœur:
Ô Jésus, Fils de Dieu,
sois miséricordieux envers moi qui suis dans le fiel de l'amertume
et suis enserré par les chaînes éternelles de la mort.

J’ Et alors, voici, lorsque je pensai cela, (19)
je ne pus plus me souvenir de mes souffrances;
oui, je n'étais plus déchiré par le souvenir de mes péchés.

I’ Et oh quelle joie, et quelle lumière merveilleuse je vis! (20)
Oui, mon âme était remplie d'une joie aussi extrême que l'avait été ma souffrance.

a Oui, je te le dis, mon fils, (21)
   b qu'il ne pouvait rien y avoir d'aussi raffiné ni d'aussi cruel
      c que mes souffrances.
a’ Oui, et je te le dis encore, mon fils,
   b’ que d'autre part, il ne peut rien y avoir d'aussi raffiné ni d'aussi doux
      c’ que ma joie.

Oui, je pensai voir, tout comme notre père Léhi, (22)
« Dieu assis sur son trône,
entouré d'un concours innombrable d'anges,
qui paraissaient chanter et louer leur Dieu »;
oui, et mon âme aspirait à être là-bas.

H’ Mais voici, mes membres reçurent de nouveau leur force, (23)
et je me tins debout,
et manifestai au peuple
que j'étais né de Dieu.

Oui, et à partir de ce moment-là jusqu'à maintenant, (24)
j'ai travaillé sans cesse,
afin d'amener des âmes au repentir,

G’ afin de les amener à goûter à la joie extrême à laquelle j'ai goûté,
afin qu'elles naissent aussi de Dieu et soient remplies du Saint-Esprit.

Oui, et maintenant, voici, ô mon fils, (25)
le Seigneur me donne une joie extrêmement grande à cause du fruit de mes labeurs;
car à cause de la parole qu'il m'a donnée, (26)
voici, beaucoup sont nés de Dieu,

F’ et ont goûté
comme j'ai goûté,
   et ont vu de leurs propres yeux,
comme j'ai vu;
   c'est pourquoi ils connaissent les choses dont je viens de parler,
comme je les connais;
   et la connaissance que j'ai est de Dieu.

E’ Et j'ai été soutenu (27)
dans des épreuves
et des difficultés de toute espèce,
oui, et dans toutes sortes d'afflictions;

oui, Dieu m'a délivré
de prison,
et des liens,
et de la mort;

oui, et je place ma confiance en lui,
et il me délivrera encore.

Et je sais qu'il me ressuscitera au dernier jour, (28)
pour demeurer avec lui en gloire;

D’ oui, et je le louerai à jamais,
car il a fait sortir nos pères d'Égypte
et il a englouti les Égyptiens dans la mer Rouge;

a et il les a conduits par son pouvoir dans la terre promise;
   b oui, et il les a délivrés de temps en temps
      c de la servitude et de la captivité.
a’ Oui, et il a aussi emmené nos pères du pays de Jérusalem; (29)
   b’ et il les a aussi délivrés de temps en temps, par son pouvoir éternel,
      c’ de la servitude et de la captivité, jusqu'à ce jour;

C’ et j'ai toujours gardé le souvenir de leur captivité;
oui, et tu devrais aussi, comme moi, garder le souvenir de leur captivité.

B’ Mais voici, mon fils, ce n'est pas tout; (30)
a car tu devrais savoir, comme je le sais,
   b que si tu gardes les commandements de Dieu,
      c tu prospéreras dans le pays;
a’ et tu devrais savoir aussi
   b’ que si tu ne gardes pas les commandements de Dieu,
      c’ tu seras retranché de sa présence.

A’ Or, cela est selon sa parole.

NIVEAU 3 : DETAIL DES RAPPORTS ENTRE SECTIONS CORRESPONDANTES

L'impressionnante structure générale du texte intégral de ce passage complexe devient encore plus évidente quand on examine les sections par paires. Reportez-vous au texte intégral pour voir les rapports détaillés suivants :

Les sections A et A' commencent et finissent le chapitre en parlant des « paroles » d'Alma et de la « parole » de Dieu.

Les sections B et B' disent toutes les deux que la prospérité découle du respect des commandements de Dieu. B énonce le principe une fois, B' deux fois, une fois de manière positive et une fois de manière négative.

Les sections C et C' exhortent Hélaman à se rappeler, comme Alma, la captivité des pères. C dit que Hélaman doit faire comme Alma ; d'autre part, C' dit ce qu'Alma a fait, puis passe, dans l'ordre inverse, à l'obligation que cela impose à Hélaman.

Les sections D et D' parlent l'une et l'autre de servitude et de délivrance. La section D est elle-même un petit chiasme constitué des éléments suivants :

a car ils étaient dans la servitude,
   b et nul ne pouvait les délivrer,
      c si ce n'est le Dieu d'Abraham,
      c et d'Isaac,
      c et de Jacob,
   b’ et il les a assurément délivrés
a’ dans leurs afflictions.

L’expression « les a délivrés dans leurs afflictions » (plutôt que de leurs afflictions) paraît bizarre, sauf quand on se rend compte que c’est un lien chiastique avec l’expression « dans la servitude ». Au centre de D on retrouve le triplet « le Dieu d'Abraham, et d’Isaac, et de Jacob[1] », tandis que D' parle de trois délivrances des pères par Dieu : d’Égypte, des Israélites dans la terre de promission et, de temps en temps, de Léhi et de ses descendants. D' contient aussi plusieurs paires intéressantes : deux mentions de « l'Égypte », deux utilisations de l'expression « a fait sortir nos pères[2] », deux occurrences de l'expression « les a délivrés de temps en temps de la servitude et de la captivité » et un petit chiasme dans les deux expressions « par son pouvoir dans la terre promise » et « le pays[3] de Jérusalem par son pouvoir éternel ».

E et E' sont marqués tous les deux par le triplet « soutenu dans ses épreuves, et ses difficultés, et ses afflictions ». Dans E' on insiste sur le troisième membre de ce triplet : « Oui, et dans toutes sortes d'afflictions », pour que la répétition soit bien claire. E et E' parlent de placer sa « confiance en Dieu » et d'être « exalté[4] au dernier jour ». Dans E, l’idée de faire confiance à Dieu est présentée dans son application collective à tous les hommes ; dans E', le sujet est personnalisé, disant comment Alma a été personnellement soutenu et a ainsi fait personnellement confiance à Dieu pour être ressuscité au dernier jour. Le triplet « épreuves, difficultés et afflictions » apparaît au centre de E. Un nouveau triplet (« prison, liens, mort »), parlant de la délivrance personnelle d'Alma pendant qu'il était à Ammonihah (Alma 14) se trouve au centre de E' flanqué par des mots tirés de E.

F et F' affirment tous deux qu’Alma parle de ce qu'il sait par lui-même. Dans F, Alma affirme tout d'abord qu'il ne connaît pas personnellement « par lui-même » mais seulement « par Dieu ». F' étend ce thème collectivement aux convertis d’Alma, qu'ils connaissent comme il connaît. Ce passage du personnel au collectif inverse le passage du collectif au personnel que nous avons trouvé dans E et E'.

Le thème évident dans G et G' est le fait d'être « né de Dieu ». L'expression apparaît une fois dans G et avec insistance deux fois dans G'. La « bouche » de l'ange de Dieu est mentionnée dans G, et le « goût » de la joie extrême d'Alma est doublé dans G'.

H et H' parlent du contraste entre les persécutions infligées par Alma à l'Église et le fait qu'il est frappé par l'ange du Seigneur d'une part, et sa récupération et ses efforts pour ramener les âmes au repentir d'autre part. Les deux sections parlent de « membres » et du fait de tomber où se tenir debout. H est en lui-même une composition intéressante. A trois reprises il lance l'expression « ne cherche plus à détruire l'Église de Dieu », ce qui est le langage de l'ange. Cette triple répétition a un effet spectaculaire.

I et I' opposent les souffrances atroces d'Alma (dans I) à la joie de sa conversion (dans I'). En effet, le contraste est rendu explicite dans I' : « Oui, mon âme était remplie d'une joie aussi extrême que l'avait été ma souffrance » (Alma 36:20). Cette déclaration confirme bien l'idée qu’Alma a créé volontairement la structure chiastique de ce chapitre. (Il semble qu'il y ait, à la section I, de faibles traces d’un poème original en huit parties).

Une autre chose remarquable dans Alma 36:22, c'est le fait que les paroles de Léhi ne sont pas simplement résumées, mais sont citées avec précision. Ces vingt mots sont une citation parfaite de 1 Néphi 1:8. Pareille exactitude ne s'explique pas en se disant que Joseph a pris 1 Néphi et a copié les paroles de Léhi dans ce qu’Oliver Cowdery avait déjà écrit sous la dictée de Joseph, car il est possible que 1 Néphi n'ait même pas encore été traduit au moment où Joseph et Oliver traduisaient Alma 36:5 . De toute évidence, Alma a cité très méticuleusement les paroles de Léhi qui se trouvaient sur les petites plaques de Néphi quand il a composé Alma 36 et la traduction dictée par Joseph Smith a conservé cette exactitude.

Les sections appariées J et J' se distinguent par leur utilisation tout à fait unique des expressions quasiment identiques « déchiré par le souvenir de mes nombreux péchés » et « je n'étais plus déchiré par le souvenir de mes péchés ».

Les sections K et K' se trouvent au centre de la composition, nommant « Jésus-Christ, un Fils de Dieu » et « Jésus, Fils de Dieu ». Ce n’est que quand Alma se souvient que son père avait parlé de l'expiation du Christ et invoque ensuite Jésus-Christ que son état de souffrance se modifie. Au centre absolu se trouvent les mots « expier », « esprit » et « cœur » encadrés par le nom de Jésus-Christ. Le message est clair : l'expiation du Christ et le sacrifice correspondant chez l'homme du cœur brisé et de l'esprit bien disposé sont au centre du processus par lequel on reçoit le pardon de Dieu.

NIVEAU 4 : FACTEURS DE LIAISON

En plus des rapports étroits qui existent entre chaque paire de sections, le fait que chaque segment passe en douceur dans le segment suivant ajoute une dimension supplémentaire à la complexité de ce chapitre. On ne trouve ici ni maladresse ni rupture brutale. Chaque section est reliée par un pont à la section suivante. Ces liens consistent essentiellement en I’introduction, dans une section, d’un élément mineur qui annonce les idées de la section suivante.

Par exemple, l'expression « mes paroles » à la fin de A se fond dans le début de B, « car je te jure ».

« Captivité » à la fin de C se fond directement dans « servitude » au commencement de D.

« Afflictions », à la fin de D, dont les pères ont été délivrés, reparaît plus loin de manière plus significative au centre de E, promettant un soutien supplémentaire et le salut.

L'expression introductrice « car je sais » dans E annonce toute la connaissance d’Alma dans F, et F finit par les mots « par Dieu », et c’est là que commence G, né « de Dieu ».

À la fin de G, Alma reconnaît son indignité, ce qui nous amène tout naturellement à H, la section où il parle de la méchanceté dont il a fait preuve en « cherchant à détruire l'Église de Dieu ».

H introduit d'abord les idées de « crainte » et d'être « détruit », ce qui s'intensifie dans I sous la forme de « tourment » et d’une « horreur inexprimable ».

J commence en utilisant une seule fois un mot clef qui a été mentionné quatre fois dans I, « torturé ». Le souvenir des « péchés » dans J et J' encadre le but de la venue du Christ, formulé au centre : « expier les péchés du monde ».

Quand on revient du centre vers la fin, on trouve de nouveau des étapes également subtiles de transition et de liaison. J' dit deux fois qu’Alma ne se souvient plus de ses souffrances, et cela nous conduit directement au contraste entre l'ancienne souffrance et la joie qui la remplace dans I'.

Le désir intense d'Alma d'entrer en la présence de Dieu à la fin de I' évoque l’idée d'un mouvement physique, qui se fond dans H', où les membres d’Alma retrouvent leur force.

H' finit avec l'expression « afin d'amener » et G’ commence par la même expression « afin d'amener ».

L'idée de la joie d'Alma dans I annonce la joie des convertis d'Alma deux segments plus loin dans G' ; et la joie exprimée dans I' est qualifiée de « extrême », et dans G' elle est qualifiée de « extrême » et « extrêmement ».

À l'endroit où G' (« goûter », « nés de Dieu ») se fond dans F’, les expressions « comme j'ai goûté » et « comme j'ai vu » donnent naissance à l'expression « comme je les connais », de sorte qu'à la fin F’ en revient au thème de F, à savoir la source divine de la connaissance d’Alma.

E’ prend fin avec une expression unique « pour demeurer avec lui en gloire », qui semble avoir été introduite comme transition vers D', qui commence par l'idée de « louer » (glorifier) Dieu à jamais. Alma louera Dieu à jamais parce qu'il a été délivré de la servitude et de la captivité, ce qui est le thème repris dans C', où l'on se souvient de la captivité des pères.

C' finit avec l’exhortation « tu devrais aussi » expression de liaison qui est répétée deux fois dans B'.

Ces liens sont subtils mais efficaces. Ils rendent les transitions d'une section à l'autre naturelles et faciles. C'est la caractéristique d'un produit littéraire extrêmement soigné. Si un auteur utilise machinalement le chiasme, cela peut produire une écriture rigide et stéréotypée (un mauvais résultat pour un auteur qui fait un mauvais usage ou une mauvaise application d'une technique artistique quelconque). Pour Alma, il ne s'agit cependant pas de simplement assembler une liste d'idées dans un ordre donné et ensuite de remonter cette liste de manière gauche et servile dans l'ordre opposé. Son œuvre est le travail d'un écrivain habile et minutieux, qui est tout à fait à l'aise dans la bonne utilisation de ce mode d'expression difficile.

NIVEAU 5 : DEGRE DE CHIASTICITE

Nous sommes maintenant en mesure de voir la véritable complexité du chiasme d'Alma 36. Le chiasme peut apparaître dans n'importe quelle littérature, mais il ne prend véritablement son sens que lorsqu'il a un degré de chiasticité élevé. Ce n'est que quand la forme chiastique est vraiment complexe et concise que nous avons des raisons de supposer que l'auteur a adopté intentionnellement ce mode d'écriture. Si l'on en juge par les critères suivants, le degré de chiasticité d'Alma 36 est extrêmement élevé et la meilleure manière de l'expliquer, c'est de conclure qu'Alma l'a appris dans le cadre d'une longue tradition littéraire remontant jusqu'aux prophètes de l'Ancien Testament.

Objectivité. La forme chiastique d'Alma 36 peut être vérifiée de manière objective. Elle n'est pas basée sur des liens lâches, des synonymes tirés par les cheveux ou des rapports d’idées. Rares sont les textes où cela apparaît aussi clairement.

Caractère voulu, point culminant et caractère central. Le chiasme est une technique littéraire excellente pour faire passer l’idée de conversion. La plaque tournante du chapitre d'Alma communique tant dans la forme que par le contenu la plaque tournante de la vie et d'Alma. Ainsi, le fait de placer le nom de Jésus-Christ au centre d'Alma 36 est tout à fait voulu. Les éléments centraux de ce passage en sont le point focal.

Limites. C'est lorsqu'il remplit une unité littéraire complète que le chiasme est le plus fort. Alma 36 est une unité littéraire.

Longueur. Plus le chiasme est long et clair, plus le degré de chiasticité est élevé. Alma 36 compte parmi les chiasmes les plus longs et les plus clairs que l’on puisse trouver.

Densité et dominance. Alma 36 contient 1230 mots au total. 175 environ figurent directement dans le chiasme. Et ces 175 sont des mots importants, pas des mots secondaires du texte.

Mots hors structure et répétition aléatoire. Un chiasme est moins convaincant si des mots importants de la structure apparaissent ailleurs dans le texte en dehors de la disposition suggérée. Alma 36 satisfait très bien à cette règle. Par exemple, sur les trente mots structurels clefs, trois seulement (« parole », « commandements » et « connaître ») apparaissent à l’extérieur de leurs sections respectives. Il y a très peu de répétitions aléatoires de ces trente mots-clefs ou de n'importe quel autre mot dans Alma 36.

Équilibre. Alma 36 montre un équilibre très ferme. La première moitié de la structure contient 52, 4 % des mots et la deuxième moitié, 47, 6 %. Même des mots secondaires tels que « voici » (six fois dans chaque moitié) et « mon/ma/mes[6] » (18 fois dans la première moitié et 17 dans la deuxième ) se retrouvent de manière égale dans les deux moitiés.

Retour. Alma 36 donne une forte impression de complétude. Il retourne clairement aux idées par lesquelles il a commencé.

Compatibilité stylistique. Alma a écrit d'autres passages qui sont fortement chiastiques. Par exemple, il y a Alma 41:13-15, qui a apparemment été donné par Alma à Corianton le jour même où il a donné Alma 36 à Hélaman. Il est clair que le chiasme était une caractéristique du style littéraire d’Alma et pas une coïncidence heureuse et unique.

Esthétique. Alma 36 est d’un style aisé et harmonieux. Le chiasme est une structure assez rigide et pourtant il n’attire pas indûment l’attention sur lui-même et ne diminue en rien la chaleur que nous attendrions d'un récit aussi personnel.

Cadre. Alma a peut-être donné à Hélaman une sorte de double bénédiction comme les Israélites avaient coutume d'en donner à leur fils premier-né (voir Deutéronome 21:17). En tout cas cette bénédiction avait une structure double. Par contraste, la bénédiction d'Alma à son deuxième fils, Shiblon (dans Alma 38), ne se compose que de la première moitié de la bénédiction d’Hélaman. Il est peu vraisemblable que ce soit là l'effet du hasard.

Caractère intentionnel. À défaut d'une déclaration expresse d'Alma attestant qu'il a utilisé volontairement cette structure, il est difficile de s'imaginer un cas plus clair que Alma 36. Cette conclusion se confirme d'ailleurs lorsque l'on compare Alma 36 avec Mosiah 27 et Alma 38.

NIVEAU 6 : COMPARAISON DE MOSIAH 27 AVEC ALMA 36

Mosiah 27:10-32 est le compte-rendu des paroles réelles et spontanées utilisées par Alma quand il a parlé au peuple immédiatement après sa conversion. C'est la déclaration originale de ce que Alma répète dans Alma 36. Une vingtaine d'années séparent les événements de Mosiah 27 et Alma 36 ; il est néanmoins évident que c’est la même personne qui fait les deux déclarations. Par exemple, certaines expressions caractéristiques de Mosiah 27 se retrouvent dans Alma 36, telles que « détruire l'Église de Dieu » « avec les fils de Mosiah cherchant à détruire l'Église », « égarer », « se rebellant contre Dieu », « il parla comme avec une voix de tonnerre », « trembler la terre sur laquelle ils se tenaient », « tombèrent par terre » et on pourrait en citer plusieurs encore. Ainsi donc, l'histoire, telle qu'elle est racontée dans Mosiah 27, a des liens verbaux étroits avec Alma 36, bien que 100 pages de texte séparent les deux versions.

Par contre, pour ce qui est de la forme, les deux textes sont très différents. Dans Mosiah 27, les phrases sont courtes et contrastantes telles que : « J'étais dans l'abîme le plus sombre ; mais maintenant, je vois la lumière merveilleuse de Dieu » (v. 29). Après avoir réfléchi pendant plus de vingt ans à son expérience, Alma a regroupé tous les éléments du côté sombre de sa conversion et les a mis dans la première moitié d’Alma 36. Ensuite il a pris tous les facteurs joyeux et les a concentrés dans la deuxième moitié d'Alma 36. En bref, il a réorganisé ses paroles originales en une seule déclaration, une déclaration magistrale de sa conversion.

Quiconque prétend qu’un passage est chiastique doit pouvoir le prouver. À mon avis, c’est chose faite en ce qui concerne Alma 36. Il satisfait à toutes les règles, depuis l'objectif jusqu’à l'esthétique. Ce texte se range au niveau des meilleures utilisations du chiasme que l'on puisse imaginer. Il mérite d’être apprécié et reconnu de tous. En dépit de sa complexité, la signification du chapitre est à la fois simple et profonde. Les paroles d'Alma sont inspirées et inspirantes, religieuses et littéraires, historiques et éternelles, claires et cependant complexes – un texte qui mérite d'être médité pour des années encore.

Traduit et publié avec la permission de FARMS


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[1] Le texte anglais dit : « le Dieu d’Abraham, et le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob » (NdT).
[2] Le texte français a effectivement : « a fait sortir nos pères d’Egypte » (v. 28), mais dit « a emmené nos pères du pays de Jérusalem », alors qu’il devrait dire « a fait sortir nos pères du pays de Jérusalem » (NdT).
[3] L’anglais joue sur le même mot : « promised land » et « land of Jerusalem », ce qui n’est pas possible en français (NdT).
[4] La version française a respectivement « exalté » et « ressuscitera ». Aussi regrettables qu’ils soient, les problèmes relevés dans ces quatre notes ont le mérite de mettre le doigt sur les difficultés réelles liées à la composition de pareil texte. Lors de la révision de la traduction française, qui est à la base de l’édition actuelle du Livre de Mormon, le traducteur savait qu’il avait affaire à un chiasme et a donc été doublement prudent, mais cela ne l’a pas empêché, lui et le comité de révision qui a voulu supprimer « le Dieu de », de commettre des erreurs. Cela rend encore plus improbable l’idée que Joseph Smith aurait pu être l’auteur de ce chapitre (NdT).
[5] Voir « How Long Did It Take Joseph Smith to Translate the Book of Mormon?” Ensign, janvier 1988, pp. 46-47.
[6] Un seul mot en anglais (« my ») et probablement aussi dans la langue néphite (NdT).