QUE PENSER DE LA FREQUENCE DE L’EXPRESSION
« ET IL ARRIVA QUE » ?
par Brant A. Gardner
Le célèbre humoriste Mark Twain a donné son avis sur le rôle de
l'expression « et il arriva que » dans le Livre de Mormon :
« L'auteur s'est efforcé de donner à ses mots et à ses expressions la
couleur et la structure désuètes et démodées de notre traduction du Roi
Jacques des Écritures… Toutes les fois qu'il trouvait que son discours
devenait trop moderne – ce qui lui arrivait à chaque phrase ou toutes les
deux phrases – il le saupoudrait de quelques expressions scripturaires
telles que « extrêmement grave », « et il arriva que » etc., et rendait
les choses de nouveau acceptables. « Et il arriva que » était son chouchou.
S'il avait omis cela, sa bible n'aurait pas été plus grosse qu'une
brochure [1] ».
S'il est exagéré de dire que le Livre de Mormon aurait été une brochure,
comme Twain le prétend, il est néanmoins évident pour n'importe quel
lecteur que « et il arriva que » y apparaît souvent, 999 fois en tout.
Bien qu'elle apparaisse dans l'Ancien et le Nouveau Testament, c'est
incontestablement dans le Livre de Mormon qu'elle est la plus fréquente.
Dans les textes scripturaires, le nombre le plus élevé suivant est dans
l'Ancien Testament, avec 334 occurrences [2]. Y a-t-il une raison légitime
pour que cette expression se répète tant de fois ?
Quand Orson Pratt a restructuré notre Livre de Mormon en 1879, il l’a mis
en versets, alors que l'original avait des paragraphes comme n'importe
quel autre livre. Il a également refait les chapitres en les décomposant
en unités plus petites. Le résultat en est la disposition en chapitres et
en versets que nous avons actuellement, qui fait ressembler le Livre de
Mormon beaucoup plus à la présentation à laquelle la Bible nous a habitués
et permet de retrouver beaucoup plus facilement les passages que l’on
cherche.
Ce faisant, Pratt a malheureusement fait disparaître certains arrangements
structuraux dans le texte. Il ne faut pas longtemps, quand on parcourt un
fac-similé de l'édition de 1830 du Livre de Mormon [3], pour s’apercevoir
que « et il arriva que » s'avère être encore plus répandu dans cette
édition que dans la version moderne [4]. Nous trouvons « et il arriva que
» (ou une variante) au début de 37 des 49 paragraphes de 1 Néphi 1 (qui
constituent les chapitres 1-5 de notre édition actuelle) dans l'édition de
1830. Il n’y a donc rien d'étonnant à ce que cela ait sauté aux yeux de
Mark Twain. Cependant, la raison pour laquelle cette expression apparaît
tellement souvent au début des paragraphes est justement sa raison d'être.
Ni le manuscrit original, ni le manuscrit de l'imprimeur (la copie faite à
l'usage de l'imprimeur) ne contenaient de ponctuation. Il n'y avait pas de
paragraphes. Il n'y avait pas de phrases. Tous ces aspects importants d'un
texte moderne ont été ajoutés par John H. Gilbert, le compositeur [5].
Comment M. Gilbert a-t-il décidé où il fallait créer un paragraphe ? Il
est évident qu'il s’est servi de « et il arriva que » comme signal de
début d'un nouveau paragraphe. Nous ignorons s’il s'était rendu compte que
l'expression introduisait un nouveau paragraphe parce que telle était sa
fonction.
Sonia Jaffe Robbins, professeur à l'université de New York, résume comme
suit l’histoire de la ponctuation :
« Les écrits les plus anciens n'avaient pas de ponctuation ; en fait, ils
n’ont souvent pas eu d'espaces entre les mots jusque vers le 9ème siècle
apr. J.-C. Certains monuments romains avaient des points centrés entre les
mots… Les manuscrits grecs antiques séparaient les unités de texte par un
trait horizontal appelé paragraphos, d'où l'appellation paragraphe donnée
à ces unités. La pratique de mettre en retrait le commencement des
paragraphes était entrée dans les mœurs au 17ème siècle ; les Grecs
commençaient parfois les paragraphes par un retrait négatif…. Toutes les
formes de ponctuation ont été normalisées avec l'invention de l'imprimerie,
mais au début la ponctuation avait davantage trait à la parole qu'à la
lecture. La rhétorique, étude de l'art de la parole, avait besoin d’un
code pour indiquer quand l'orateur devait marquer un temps d'arrêt pour
insister sur un point donné et c'était là-dessus que la ponctuation était
basée au commencement, plutôt que d'être liée à la structure logique des
phrases écrites. À l'école primaire, on apprend encore souvent comment on
se sert de la ponctuation en pensant à la façon dont une phrase est
prononcée (par exemple, l'obligation de mettre une virgule quand on marque
un temps d’arrêt). Après l'invention de l'imprimerie, les grammairiens ont
élaboré une théorie de la ponctuation liée à la structure plutôt qu'au son
[6].
La ponctuation est un problème pour les écrits, pas pour le discours oral.
Le discours oral se sert des temps d'arrêt, du ton et du débit pour
séparer les idées. Les écrits ne peuvent pas employer ces moyens et
doivent donc en inventer d'autres qui remplissent la même fonction. C'est
dans cette fonction que se situe « et il arriva que ». Il remplit la même
fonction que la mise en retrait de la première phrase d'un paragraphe.
C'est un marqueur structurel qui indique au lecteur qu’il commence une
nouvelle section. S'il apparaît au début de tant de paragraphes du Livre
de Mormon, c'est qu'il a rempli sa fonction suffisamment bien pour que M.
Gilbert voie et reconnaisse le saut de paragraphe quand il arrivait à ce
passage.
Bien que « et il arriva que » soit l'expression la mieux connue du Livre
de Mormon, il n'est pas le seul marqueur structurel pour les paragraphes.
Il y a aussi l'expression « et maintenant » (avec des variantes). « Et il
arriva que » est une expression de liaison utilisée quand le texte décrit
explicitement des événements passés. Elle est souvent suivie d'une
expression de temps [7]. L'expression « et maintenant » déplace le récit
dans le présent textuel. Les deux expressions ont pour fonction de marquer
les paragraphes, mais elles marquent des types de paragraphes différents
en fonction du temps auquel l’auteur se reporte.
Si l’on peut toujours prétendre que Joseph Smith a inventé ces deux
marqueurs structurels pour remplacer l’absence de ponctuation, ce serait
assez insolite de sa part dans un monde qui était habitué à la ponctuation
dans les écrits. Il est beaucoup plus probable que ce que nous voyons dans
ces expressions, ce sont des vestiges des marqueurs verbaux employés par
le texte des plaques pour signaler les divisions que nous indiquons
aujourd’hui par la ponctuation.
Ce système de marqueurs verbaux qu'est la ponctuation a un précédent
historique dans le Nouveau Monde. La traduction récente de l'écriture
glyphique maya confirme l'existence d'une paire de marqueurs verbaux du
même genre. Les textes mayas emploient ces deux verbes pour créer un sens
sur leurs monuments écrits. Comme décrit dans le dictionnaire des glyphes
élaboré par Michael D. Coe et Mark Van Stone, nous avons des parallèles
directs avec les « et maintenant » (ou « et ainsi ») et « et il arriva que
» :
[8]
Les textes mayas emploient ces verbes pour indiquer le flux de l'action.
Le glyphe signifiant « il arrive » correspond dans sa fonction à « et
maintenant/ainsi » dans le texte de Livre de Mormon, « il arriva que »
remplissant la même fonction que « et il arriva que ». Nous ne voulons
naturellement pas dire que les plaques ont été écrites avec des glyphes
mayas. Ce que cela veut dire, c'est que ces glyphes avaient une fonction
structurelle dans les textes mayas au même titre que les deux expressions
dans la traduction des plaques. Ce que cela nous dit, c'est que le texte
des plaques, dont le Livre de Mormon a été traduit, était conforme aux
conventions des documents antiques antérieurs à l'invention de la
ponctuation. Il faisait remplir la fonction de la ponctuation par des
marqueurs verbaux plutôt que par des symboles tels que le point ou le
retrait.
Bibliographie
Allen, Joseph L. Exploring the Lands of the Book of Mormon. Orem, UT, SA
Publishers, 1989.
Coe, Michael D., et Mark Van Stone. Reading the Maya Glyphs. Londres,
Thames and Hudson, 2001. LDS Collector's Library '97. Infobases, 1997.
Pack, M. Deloy. “And It Came to Pass”. Dans Book of Mormon Reference
Companion, dir. de publ.: Dennis l. Largey, 57. Salt Lake City, UT,
Deseret Book, 2003.
Robbins, Sonia Jaffe. "Punctuation." Dans New York University, NYU Web.
Téléchargé en juin 2004 de : <http://www.nyu.edu/classes/copyXediting/Punctuation.html>.
Skousen, Royal. “Book of Mormon Editions (1830-1981)”. Dans Encyclopedia
of Mormonism, Daniel H. Ludlow, dir. de publ., 1:175-76. New York,
Macmillan Publishing Company, 1992.
Twain, Mark. Roughing It. New York, New American Library, Inc., 1962.
Notes
[1] Mark Twain, Roughing It, New York, New American Library, Inc., 1962,
p. 103.
[2] Ce sont les chiffres donnés par la recherché d’expressions dans LDS
Collector's Library '97, Infobases (1997). Joseph L. Allen, Exploring the
Lands of the Book of Mormon, Orem, UT, SA Publishers, 1989, pp. 31 32,
donne comme chiffres 1381 fois dans le Livre de Mormon et 526 dans
l’Ancien Testament. La raison de cette divergence est inconnue, à moins
que Allen n’ait effectué un comptage manuel qui comporte des variations
que les recherches par ordinateur ne reconnaissent pas.
[3] L’édition en fac-similé est publiée par Heritage House.
[4] Avec le temps, certains des “et il arriva que” ont été retirés de
notre texte moderne.
[5] Royal Skousen, "Book of Mormon Editions (1830-1981)", dans
Encyclopedia of Mormonism, Daniel H. Ludlow, dir. de publ., New York,
Macmillan Publishing Company, 1992, 1:175.
[6] Sonia Jaffe Robbins, "Punctuation", New York University, NYU Web,
téléchargé en juin 2004 <http://www.nyu.edu/classes/copyXediting/Punctuation.html>.
[7] M. Deloy Pack, "And It Came to Pass," dans Book of Mormon Reference
Companion, Dennis l. Largey, dir. de publ., Salt Lake City, UT, Deseret
Book, 2003), p. 57.
[8] Michael D. Coe et Mark Van Stone, Reading the Maya Glyphs, Londres,
Thames and Hudson, 2001, p. 33.
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