L’IRONIE DANS LE LIVRE DE MORMON

 

Par Robert A. Rees

Journal of Book of Mormon Studies, vol. 212, n° 2, 2003, pp. 20-31

© 2003, ISPART

 

Les questions relatives à l’origine du Livre de Mormon occupent ses adversaires et ses défenseurs depuis sa publication en 1830. Divers théoriciens ont réuni des arguments pour prouver soit que Joseph Smith ou un autre Américain du XIXe siècle ont écrit le Livre de Mormon, soit que c’est un document ancien authentique. Les discussions sur son origine ont traité d’un certain nombre de thèmes : géographie, philologie, archéologie, anthropologie, histoire, culture, littérature et théologie. Dans un article intitulé « Joseph Smith, le Livre de Mormon et la Renaissance américaine », je compare les aptitudes littéraires de Joseph Smith à celles de ces auteurs contemporains que l’on peut prendre à titre d’illustration : Emerson, Thoreau, Hawthorne, Melville et Whitman [1]. Il y a un contraste frappant entre les milieux intellectuels et culturels riches de ces grands écrivains américains et la région plutôt arriérée et provinciale dans laquelle Joseph Smith a atteint sa majorité. Par comparaison avec Joseph Smith, tous ces grands auteurs américains avaient une éducation riche, avaient été exposés aux traditions littéraires traditionnelles, avaient un entourage qui les soutenait et ont connu un long apprentissage littéraire dans lequel ils ont pu développer leur talent.

 

Selon ceux qui l’ont le mieux connu, Joseph Smith, à l’époque de la publication du Livre de Mormon, avait été très peu à l’école, n’avait jamais beaucoup lu, ni lu en profondeur, ne manifestait aucune tendance à avoir la plume facile et ne disposait pas de la base de connaissances, de la culture et du talent pour écrire un livre aussi grand et aussi complexe que le Livre de Mormon. En outre, quand on tient compte du peu de temps qu’il a fallu pour produire le livre et des difficultés que Joseph connaissait dans sa vie privée au cours de cette période, il est tout simplement incompréhensible que l’on puisse affirmer qu’il était l’auteur du livre. Comme l’a observé, il y a bien des années, le savant Marcus Bach, le Livre de Mormon est aussi « solennel, pesant et lourd que les plaques sur lesquelles il était inscrit. Ce n’est pas un écolier du Vermont qui a écrit cela et ce n’est pas un prédicateur presbytérien [Solomon Spaulding] qui a touché à ces pages [3].» De plus, comme je le dis dans mon article précité :

 

« Je prétends que non seulement la composition du Livre de Mormon se situait bien au-delà des capacités de Joseph Smith, mais qu’il ignorait même les subtilités et les complexités du texte. Il n’y a, à coup sûr, aucune indication qu’il connaissait quelque chose à la rédaction de structures littéraires parallèles complexes ou à la création d’un vaste éventail de personnages, d’une intrigue compliquée ou d’une diversité de styles... Il y a tout simplement trop de choses dans le livre que ni Joseph Smith ni aucun de ses contemporains n’auraient pu connaître ; trop de complexités, de subtilités et de méandres dans le texte qui dépassaient ses capacités ou celles de ses contemporains ; trop d’exemples de perception spirituelle et de manières profondes d’exprimer les choses, qui étaient certainement au-delà de ses capacités cognitives ou expressives quand le Livre de Mormon a été créé [4]. »

 

L’ironie est une caractéristique du Livre de Mormon qui ajoute une dimension supplémentaire à la complexité de la structure narrative du texte. Je vois, dans sa présence dans le livre, un indice de plus parmi bien d’autres de ce que ce n’est pas Joseph Smith qui l’a écrit. Autant que nous le sachions, il n’avait pas d’instruction et était donc incapable d’être l’auteur d’un récit aussi riche, aussi varié et aussi complexe que le Livre de Mormon. Dans cet article, j’analyse plusieurs passages pour leur ironie. Mais il faut tout d’abord que je donne quelques informations et définitions générales.

 

Le caractère insaisissable de l’ironie

 

L’ironie a été un élément indélébile de la littérature et de la culture occidentales depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. Elle abonde dans la Bible et a été l’une des caractéristiques principales du théâtre grec, dont elle tire son nom (eirôneia, action de faire semblant). Elle s’inscrit non seulement dans notre littérature, mais aussi dans notre vie. En effet, à bien des égards, nous vivons à une époque ironique, quelque chose dont se plaint le jeune critique Jedediah Purdy dans son livre récent, For Common Things, Irony, Trust, and Commitment in America Today [5].

 

Définir l’ironie est quelque chose de complexe. Dans son Glossary of Literary Terms, M. H. Abrams cite neuf catégories et sous-catégories d’ironie et la New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics donne six catégories d’ironie, dont la première contient dix sous-catégories [6]. Étant donné que nous ne faisons qu’un exposé d’ensemble, nous nous concentrerons sur les deux types généraux d’ironie littéraire : verbale et dramatique.

 

Les deux sortes d’ironie défient toute définition simple et toute catégorisation facile. Le critique littéraire D. J. Enright a observé : « Il est malheureux, il est même ironique, que pour un phénomène aussi universel et aussi multiple et, disent certains, aussi séduisant, il n’y ait qu’un seul mot [7]. » Dans le même registre, une autre autorité, D. C. Muecke, note : « S’attaquer à l’ironie, c’est un peu comme vouloir rassembler le brouillard [8]. »

 

Mais puisque « rassembler le brouillard » est quelque chose qui n’a jamais fait peur aux critiques littéraires, un certain nombre d’entre eux ont tenté de définir cette technique littéraire insaisissable. Disons tout simplement que la plupart des critiques littéraires s’accordent pour dire que l’ironie verbale est une affaire de niveaux d’ambiguïté et de divergence entre ce qui est dit en surface et ce que l’on veut dire au second degré. Selon un dictionnaire, elle comporte « la perception d’une incohérence dans laquelle quelque chose que l’on dit ou qui se passe et qui, à première vue, est tout naturel est déformé par son contexte d’une manière telle que cela lui donne un sens tout différent [9]. » Northrup Frye, l’éminent critique littéraire, définit l’ironie verbale comme étant « une façon de formuler les mots qui s’écarte d’une affirmation franche et de sa signification évidente [10]. La New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics la décrit comme une forme de discours dans laquelle « on énonce un sens avec l’intention d’en donner un sens différent, habituellement le contraire [11]. » Karl A. Plank résume « plusieurs traits récurrents » de l’ironie verbale :

 

« Premièrement, il y a ironie lorsqu’il y a utilisation indirecte du langage pour exprimer un sens caché. La signification du langage ironique ne va pas de soi et doit être reconstituée par le lecteur. Deuxièmement, l’utilisation d’un langage indirect met en évidence un contraste entre l’apparence et la réalité. Dans le texte ironique, les choses ne sont tout simplement pas ce qu’elles paraissent être. Troisièmement, l’ironie fonctionne en introduisant ou en laissant sous-entendre une deuxième façon de voir les choses sur la base de laquelle le « sens évident » du texte peut être réinterprété... L’ironie fonctionne habituellement non pour saper le message d’un texte, mais pour y donner accès en indiquant l’angle sous lequel le sens plein du texte peut être perçu [12]. »

 

Comme pour l’ironie verbale, l’ironie dramatique défie toute définition ou explication simple. Elle se produit au sein de l’action et du développement des personnages du récit. Comme l’ironie verbale, elle est affaire de désorientation, de contraste entre l’apparence et la réalité et de tension entre ce qui est au premier degré et ce qui est au second degré de l’action narrative. L’ironie dramatique amène aussi le lecteur à partager avec l’auteur certaines informations, une connaissance ou un point de vue dont le personnage ou les personnages peuvent ne pas se rendre compte ou qu’ils peuvent ignorer. Dans l’ironie dramatique, « l’auditoire en sait plus sur la situation d’un personnage que le personnage lui-même et prévoit une issue contraire à l’attente du personnage, attribuant ainsi un sens radicalement différent à certaines choses que le personnage dit [13]. » Pour le présent traité, j’utiliserai l’explication des « trois éléments essentiels » de Muecke dans l’ironie dramatique :

 

« En premier lieu, l’ironie est un phénomène à deux couches ou à deux étages.

 

« En second lieu, il y a toujours une sorte d’opposition entre les deux niveaux, une opposition qui peut prendre la forme d’une contradiction, d’une incongruité ou d’une incompatibilité.

 

« En troisième lieu, il y a, dans l’ironie, un élément « d’innocence » ; ou bien une victime en confiance ne se rend absolument pas compte de la possibilité qu’il puisse y avoir un niveau ou point de vue supérieur qui invalide le sien, ou alors celui qui pratique l’ironie fait semblant de ne pas s’en rendre compte » [14].

 

L’ironie, qu’elle soit verbale ou dramatique, abonde dans le Livre de Mormon. Il y a des cas où les deux existent dans le même épisode narratif. La présence d’ironie dramatique et verbale dans le Livre de Mormon est un reflet de l’ironie biblique [15].

 

L’ironie dans la Bible

 

Une espèce bien connue d’ironie dramatique dans la Bible est la présentation d’une personne dont on montre tout d’abord qu’elle est faible ou insensée et qui, une fois qu’elle est touchée par Dieu, se transforme en quelqu’un d’extraordinaire. Un exemple tiré de l’Ancien Testament est celui d’Abraham qui, dans Genèse 17, non seulement trouve amusante la déclaration de Dieu que Sara et lui vont avoir un enfant, mais est incrédule au point de tomber « sur sa face » et de rire (Genèse 17:17). Plus tard, après la naissance miraculeuse de son fils Isaac, Dieu met à l’épreuve la foi d’Abraham en lui demandant de sacrifier son enfant sur un autel. Ce qui rend cette exigence particulièrement dure et ironique, c’est que précédemment Dieu (1) avait commandé à Abraham de quitter son peuple parce que celui-ci faisait des sacrifices d’enfants et menaçait même de sacrifier Abraham lui-même et (2) lui avait promis une postérité nombreuse par Isaac (voir Abraham 1:5-16 ; Genèse 17:15-16).

 

Les ironies abondent dans cette histoire. Lui qui n’avait pas assez de foi pour croire que Dieu pouvait bénir Sara de sorte qu’elle lui donne un fils devient connu sous le nom de « père des fidèles » ; lui qui riait de Dieu devient l’ami de confiance et le prophète choisi de Dieu ; lui qui ne pouvait pas concevoir que Dieu lui donne une postérité, le voilà qui reçoit la promesse que par sa descendance « toutes les nations de la terre seront bénies » ; et lui qui était disposé à sacrifier son fils unique devient connu comme père de nations et se voit promettre que par son lignage naîtrait le Fils unique de Dieu (qui serait lui-même sacrifié pour les péchés du monde) et que la postérité d’Abraham serait nombreuse « comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer » (Genèse 22:17-18).

 

Un exemple d’ironie dramatique et verbale dans le Nouveau Testament est l’épisode où Pierre renie Jésus. Juste avant d’aller à Gethsémané, le Christ dit à Pierre : « Cette nuit même, avant que le coq chante, tu me renieras trois fois. » Pierre lui jure : « Quand tu serais pour tous une occasion de chute, tu ne le seras jamais pour moi… Quand il me faudrait mourir avec toi, je ne te renierai pas » (Matthieu 26:33-35). La fin ironique de l’épisode est fondée d’abord sur le fait que le Christ lui prédit qu’avant même la fin de la nuit Pierre l’aura renié, non pas une fois, mais trois et deuxièmement sur la prétention de Pierre que même si le monde entier reniait le Christ, lui ne le ferait jamais, même s’il devait lui en coûter la vie.

 

Quelques heures plus tard, à trois reprises, dont la dernière avec serment et imprécations, Pierre nie connaître le Christ et désavoue toute relation avec lui (« Je ne connais pas cet homme », Matthieu 26:74). Immédiatement après, Pierre entend le coq chanter (un symbole de vigilance, d’illumination et de résurrection) et est atterré par la contradiction entre ses prétentions à être complètement fidèle au Christ et sa trahison à son égard. Il est ironique que ce même pêcheur inconstant et impétueux, qui en cet instant dangereux préfère se protéger plutôt qu’être loyal à son Seigneur, devient le principal apôtre du Christ, prend la place du Christ à la tête de l’Église et, selon la tradition chrétienne, est crucifié, tête en bas, à Rome quand la situation se détériore et que l’anarchie se déchaîne sur le royaume. Chose ironique, le dernier geste de Pierre est effectivement la réalisation de sa promesse de ne pas nier le Christ, dût-il lui en coûter la vie.

 

L’ironie dramatique dans le Livre de Mormon

 

Il y a des exemples frappants de ce genre d’ironie dramatique dans le Livre de Mormon. En fait, l’histoire de Néphi, le premier personnage majeur du Livre de Mormon, est un exemple parfait d’ironie biblique [16].

 

Néphi : de la jeunesse à l’âge adulte

 

Il est significatif que dès notre première rencontre avec lui, Néphi nous dit que bien qu’étant « d’une haute stature », il est « extrêmement jeune » (1 Néphi 2:16). Le fait qu’il est non pas jeune, mais extrêmement jeune donne à penser, entre autres choses, qu’il n’a pas de maturité. Au début du récit, il apparaît comme le modèle même du frère cadet super-juste. Il est prompt à montrer que ses frères aînés sont rebelles et paresseux tout en se présentant comme quelqu’un qui a « le grand désir de connaître les mystères de Dieu » et comme quelqu’un qui ne se rebelle pas contre son père contrairement à ses frères (voir v. 16). Dans ces premiers chapitres, nous pourrions être tentés de demander : « Laman et Lémuel sont-ils vraiment aussi mauvais et Néphi est-il vraiment aussi bon ? » Nous pourrions en tous cas pour le moins avoir de la compréhension pour Laman et Lémuel d’avoir à lutter contre un frère cadet comme celui-là.

 

Néphi se retrouve ensuite face à une difficulté qui va le définir, une difficulté qui marque son passage de l’adolescence à l’âge adulte : le voyage à Jérusalem pour récupérer les plaques d’airain. Jusqu’ici, ce n’est que par Néphi que nous connaissons la différence entre les frères aînés et  leur cadet Nous voyons maintenant ces différences se marquer dans les faits. Laman et Lémuel ne veulent pas entreprendre cette mission et, pendant tout l’épisode, ne font que l’entraver. Néphi doit continuellement les encourager. Un des résultats du voyage à Jérusalem est que quelle que soit la sympathie que nous ayons pu ressentir jusque là pour Laman et Lémuel (et je pense que nous devons forcément en ressentir un peu), elle fond face à leur résistance continuelle et à leur négativisme et leur refus de montrer du courage, de la foi ou des aptitudes de dirigeants.

 

Néphi, de son côté, va de l’avant avec foi pour faire ce que son père a demandé. « Ne sachant pas d’avance » ce qu’il allait devoir faire au juste pour se procurer les plaques, il se laisse guider par l’Esprit (1 Néphi 4:6). Lorsqu’il bute sur Laban ivre, ce qui retient directement son attention, ce n’est pas que c’est le moyen rêvé d’accomplir sa mission, mais ce qu’aucun adolescent hébreu typique n’aurait manqué de remarquer : « Je vis son épée. » Et il ne se contente pas de la regarder : « Je la tirai de son fourreau; et sa poignée était d’or pur, et son exécution était extrêmement fine, et je vis que sa lame était de l’acier le plus précieux » (v. 9). En d’autres termes, après avoir dit qu’il était « extrêmement jeune », Néphi montre qu’il l’est effectivement. Tout adolescent de son époque devait rêver de tenir une pareille épée en mains. Les détails qu’il révèle en racontant cette expérience, bien des années plus tard, montre à quel point l’image de cette épée est encore fraîche à son esprit.

 

On voit, par ce qui suit immédiatement, que cette scène est choisie délibérément pour mettre l’ironie en évidence. Alors que Néphi tient toujours l’épée, l’Esprit lui commande de tuer Laban, qui est gardien des annales sacrées et, détail non négligeable, son parent. C’est le défi le plus difficile que Néphi va jamais rencontrer, et cela le change et change, je crois, la perception que nous sommes censés avoir de lui. Il est sans doute impossible à des lecteurs modernes, qui vivent dans un monde où le meurtre et la violence sont si courants, de comprendre l’ampleur de ce que Néphi reçoit le commandement de faire. La loi que Moïse a ramenée de la montagne est sans équivoque : « Tu ne tueras point » (Exode 20:13). Ôter la vie à autrui comptait parmi les transgressions les plus graves dans la culture hébraïque. Néphi dit : « Jamais à aucun moment je n’ai versé le sang de l’homme. Et je reculais et souhaitais ne pas devoir le tuer » (1 Néphi 4:10).

 

L’Esprit essaie de persuader Néphi que « le Seigneur l’a livré entre [s]es mains. » Néphi se met à essayer de se convaincre de commettre l’acte, construisant graduellement une argumentation à mesure que le courage lui vient : « Oui, et je savais aussi qu’il avait cherché à m’ôter la vie; oui, et il ne voulait pas écouter les commandements du Seigneur, et il s’était également emparé de nos biens » (v. 11). Les réticences de Néphi semblent impatienter l’Esprit, qui exige : « Tue-le ! » Néphi continue à multiplier les raisons pour lesquelles il doit obéir et raconte finalement : « [Je] pris Laban par les cheveux, et lui coupai la tête avec son épée » (v. 18). Cet épisode illustre exactement ce que Edwin M. Good, dans son Irony in the Old Testament, appelle la raison d’être de l’ironie : mettre en évidence, « d’une manière extrêmement percutante, l’incongruité que comporte un sujet d’une grande importance [17]. »

 

Ayant réussi ce test, Néphi écrit : « Et alors, moi, Néphi, étant un homme d’une haute stature et ayant aussi reçu beaucoup de force du Seigneur… » (v. 31). Ceux qui ont lu ce texte autrefois n’auront pas manqué de percevoir l’ironie entre le passage aussi rapide de  Néphi de l’état « extrêmement jeune… de haute stature » à celui d’un « homme d’une haute stature ». La répétition de l’expression de haute stature dans ces passages met l’ironie en évidence.

 

Abinadi : La préfiguration de la fin du roi Noé

 

Nous rencontrons le même genre d’ironie dramatique dans l’histoire d’Abinadi. Nous faisons connaissance de celui-ci au chapitre 11 de Mosiah, quand il appelle le roi Noé et ses prêtres corrompus au repentir : « Et il arriva qu’il y eut un homme parmi eux, dont le nom était Abinadi; et il s’en alla parmi eux, et commença à prophétiser » (v. 20). Comme Jérémie, qui résista à son appel (voir Jérémie 1:6), Abinadi semble être prophète à contre-cœur ; en tous cas, il précise à ses auditeurs que ce n’est pas lui qui a eu l’idée de les appeler au repentir, mais Dieu. Notez l’anxiété qui transparaît dans ses paroles lorsqu’il dit trois fois « ainsi dit le Seigneur », soulignant bien auprès de ses auditeurs que toute la responsabilité de cette tâche impopulaire repose sur le Seigneur, pas sur lui : « Voici, ainsi dit le Seigneur, et voici ce qu’il m’a commandé, disant: Va, et dis à ce peuple: Ainsi dit le Seigneur… et ainsi dit le Seigneur, et voilà ce qu’il m’a commandé » (vv. 20, 25).

 

Le roi Noé répond avec le genre de hauteur qui est souvent le prélude de l’ironie dans les Écritures hébraïques et dans le théâtre grec : « Qui est Abinadi, pour que moi et mon peuple devions être jugés par lui, ou qui est le Seigneur, qui fera venir sur mon peuple une si grande affliction? » (v. 27). Pareil orgueil est presque toujours la préfiguration ironique d’une chute spectaculaire et le fait qu’on nous la présente dès le début de l’histoire nous prépare aux revers de fortune que le roi Noé et sa cour vont subir plus tard dans le récit. L’ironie de la chute de l’orgueilleux Noé est renforcée par le fait que l’on nous dit qu’il a construit « beaucoup d’édifices élégants et spacieux » (v. 8) comme ceux que Léhi avait vu les méchants habiter dans son songe ; qu’il avait bâti « une très haute tour, si haute qu’il pouvait se tenir à son sommet et dominer… tout le pays alentour » (v. 12), et qu’il se vante : « Et voici, nous sommes forts, nous ne tomberons pas en servitude, ni ne serons faits captifs par nos ennemis » (12:15).

 

Vexé par les paroles d’Abinadi, le roi Noé réclame sa mort : « Je vous commande d’amener Abinadi ici, afin que je le fasse mourir » (11:28). Informé des intentions de Noé, Abinadi prend apparemment la fuite et « le Seigneur le délivra de leurs mains » (v. 26). Chose qui montre de nouveau le fait qu’il reçoit son appel de prophète à contre-cœur, il reste à l’écart pendant deux ans, suffisamment longtemps pour pouvoir se déguiser de manière à ne pas être reconnu : « Et il arriva qu’au bout de deux ans, Abinadi vint parmi eux, déguisé, afin qu’ils ne le reconnussent pas » (12:1). Ensuite, de nouveau d’une manière typique du drame hébreu, l’auteur révèle la sottise d’Abinadi, car à peine a-t-il ouvert la bouche qu’il trahit son déguisement : « Ainsi m’a commandé le Seigneur, disant: Abinadi… » (v. 1).

 

Ayant révélé son identité, Abinadi se met à prêcher le même message de destruction que deux ans plus tôt, sauf que cette fois-ci, il prophétise la mort de Noé : « Et il arrivera que la vie du roi Noé sera estimée comme un vêtement dans une fournaise ardente; car il saura que je suis le Seigneur » (v. 3). Cette prophétie est ironique parce qu’elle répond à la question du roi : « Qui est le Seigneur ? » et préfigure la mort du roi et de ses prêtres par le feu. Il ne faut pas s’en étonner : la prédication d’Abinadi donne les mêmes résultats que précédemment : « Ils furent en colère contre lui; et ils le prirent et l’amenèrent, lié, devant le roi » (v. 9).

 

Le roi Noé demande à ses prêtres de le conseiller sur ce qu’il doit faire d’Abinadi. À la recherche de prétextes pour l’accuser, ils se mettent « à l’interroger afin de l’amener à se contredire, afin d’avoir ainsi de quoi l’accuser » (v. 19). Pendant l’interrogatoire, les prêtres proposent à Abinadi un passage difficile d’Ésaïe, et lui demandent de leur dire ce qu’il signifie. Mais au lieu de leur répondre, il rejette la balle dans leur camp en demandant : « Vous êtes prêtres, et vous prétendez instruire ce peuple, et comprendre l’esprit de prophétie, et cependant vous désirez savoir de moi ce que ces choses signifient? » (v. 25).

 

Quand les prêtres déclarent qu’ils enseignent la loi de Moïse, Abinadi conteste leur obéissance aux dix commandements. Après n’en avoir récité que deux, il demande : « Avez-vous fait tout cela? » (v. 37) Il est intéressant de noter que bien qu’il n’y ait aucune indication que Noé et ses partisans aient fait des images taillées, ils se rendaient clairement coupables d’enfreindre d’autres commandements parmi les dix, qu’Abinadi ne cite pas en cette occasion. Il est donc difficile de ne pas voir l’ironie dans sa question (« Avez-vous fait tout cela? »), surtout que plus tard Abinadi obtient d’une façon ou d’une autre une copie des dix commandements et dit : « Et maintenant je vous lis le reste des commandements de Dieu » (13:11) [18].

 

Après nous avoir montré un prophète qui remplit son appel à contre-cœur, qui se démasque spontanément et qui apparemment ne peut pas se rappeler les dix commandements, l’auteur nous montre ensuite un Abinadi qui est un homme d’un grand courage et d’une grande intégrité et qui est disposé à donner sa vie au service de Dieu. Quand les prêtres tentent de mettre la main sur lui pour le tuer, il s’adresse à eux avec dignité et majesté : « Ne me touchez pas, car Dieu vous frappera si vous portez la main sur moi » (v. 3). À partir de ce moment-là, Abinadi revêt pleinement le manteau du prophète désigné par Dieu. Il adresse une puissante jérémiade à Noé et à ses prêtres corrompus. Il dénonce leur manque de fidélité à la loi de Moïse, leur cite Ésaïe, leur donne la signification du passage avec lequel ils avaient essayé de le confondre précédemment, prophétise sur le Christ, leur enseigne le plan du salut et prédit leur destruction en déclarant qu’ils subiront la même mort que celle qu’ils vont lui infliger. « Et alors, lorsque les flammes commencèrent à le lécher, il leur cria, disant: Voici, de même que vous me l’avez fait… vous subirez, comme je les subis, les souffrances de la mort par le feu » (17:14-15, 18). Ironie des choses, c’est exactement ce qui arrive à Noé et à ses prêtres (voir Alma 25:7-11).

 

Ironie supplémentaire dans l’histoire d’Abinadi, une qui me paraît intentionnelle, est que la prédication d’Abinadi, porte-parole récalcitrant de Dieu, qui semble parfois être d’une intelligence limitée, ne convertit, d’après ce que nous dit le texte, qu’une seule personne à l’Évangile. Or cette unique personne, Alma, s’avère être un homme d’une grande intelligence et d’une grande sagesse, qui va contribuer à modifier le sens de l’histoire néphite. Ainsi, entre les mains de Dieu, Abinadi s’acquitte de la mission qui lui a été divinement confiée et, à l’apogée de son appel prophétique, est transformé : « Son visage brill[e] d’un resplendissement extrême, comme celui de Moïse pendant qu’il était sur la montagne du Sinaï » (Mosiah 13:5) et il prêche l’Évangile avec puissance et clarté, révélant que, même enchaîné, il est plus puissant que le roi et tous ses prêtres. C’est exactement le genre d’ironie que l’on trouve dans toutes les Écritures hébraïques, et sa structure dramatique et sa construction de personnages nécessitaient un niveau de technicité narrative et d’habileté rhétorique que Joseph Smith n’avait pas à l’époque où le Livre de Mormon a été écrit et qui sont absentes de tous ses écrits postérieurs.

 

Alma le Jeune et Korihor : Le pouvoir de la parole et du silence

 

On trouve un autre exemple d’ironie dramatique dans l’histoire d’Alma le Jeune et de Korihor. Cet épisode dramatique met en scène deux protagonistes qui savent tous les deux parler de manière persuasive et qui sont frappés de mutisme quand ils se mettent à vouloir détruire l’Église. La première fois que nous les rencontrons (dans Mosiah 27:8 et Alma 30:6 respectivement), ils s’occupent énergiquement à faire usage de leurs talents intellectuels et verbaux pour saper l’œuvre de Dieu. Nous apprenons qu’Alma « était un homme aux nombreuses paroles, et il disait beaucoup de flatteries au peuple; c’est pourquoi, il en conduisit beaucoup parmi le peuple à agir à la manière de ses iniquités. » Quand un ange lui apparut et le réprimanda d’une voix de « tonnerre qui secouait la terre », Alma « devint muet, de sorte qu’il ne put ouvrir la bouche » (Mosiah 27:18, 19). Après que son âme a été plongée dans d’horribles ténèbres pendant trois jours et trois nuits, Alma revient à lui et se met immédiatement à édifier le royaume avec les mêmes capacités d’éloquence et de rhétorique qu’il utilisait précédemment pour le détruire, bien qu’elles soient maintenant magnifiées par l’Esprit, de sorte qu’il « parl[e] avec la langue des anges. »

 

Alma rencontre Korihor seize ans après cette expérience. L’ironie est que juste avant cette rencontre, il exprime le souhait d’avoir la puissance d’expression de l’ange qui l’avait appelé au repentir : « Oh, que je voudrais être un ange et satisfaire le souhait de mon cœur, d’aller et de parler avec la trompette de Dieu, d’une voix qui fait trembler la terre, et d’appeler tous les peuples au repentir! Oui, j’annoncerais à toute âme, comme avec la voix du tonnerre, le repentir et le plan de rédemption » (Alma 29:1-2). Le fait qu’il utilise exactement les mêmes termes et les mêmes images pour décrire la personne qu’il voudrait être et pour décrire l’ange qui l’a réprimandé tant d’années auparavant (« voix du tonnerre », « secoue la terre » semble intentionnel [19]. Le narrateur signale par cette répétition son but de rattacher les deux expériences et de préparer le lecteur au récit de Korihor qui suit immédiatement. Alma voudrait avoir la voix d’un ange non pour sa gloire personnelle, mais pour pouvoir « être un instrument entre les mains de Dieu pour amener quelque âme au repentir » (Alma 29:9). Ironie des choses, à peine a-t-il prononcé ces paroles qu’il devient cet instrument en s’opposant à un homme qui, comme Alma l’avait fait jadis, se sert de sa voix pour son gain et sa gloire personnels. Le passage apparemment intentionnel du souhait précédemment exprimé par Alma « d’appeler tous les peuples au repentir » à son souhait actuel de « amener quelque âme au repentir » nous prépare à sa rencontre avec Korihor.

 

Le texte nous dit que Korihor était « l’antéchrist, car il commença à prêcher au peuple contre les prophéties qui avaient été dites par les prophètes concernant la venue du Christ » (v. 6). On peut s’imaginer que les arguments que Korihor avance savamment pour persuader les gens à ne pas croire étaient semblables à ceux qu’avançait Alma quand il s’efforçait un peu partout de détruire l’Église. Korihor défend sa philosophie athée par de beaux arguments rhétoriques et des « discours enflés de vanité » (v. 31) : « Dieu [est] un être qui n’a jamais été vu ou connu, qui n’a jamais été ni ne sera jamais » (v. 28).

 

Quand Korihor est amené devant Alma, qui a maintenant pris sa retraite comme grand juge, celui-ci dénonce son hypocrisie : « Voici, je sais que tu crois, mais tu es possédé d’un esprit menteur, et tu as écarté l’Esprit de Dieu, afin qu’il n’ait pas de place en toi » (v. 42).

 

Korihor déclare qu’il ne croira que si Alma lui montre un signe. Après avoir vainement essayé de persuader Korihor d’accepter les signes qui lui ont déjà été donnés (Alma a lui-même le souvenir cuisant de ce que cela coûte de recevoir un tel signe !), Alma utilise le signe même qui lui avait été donné quand il était rebelle : « Je vais te donner ceci pour signe: tu seras frappé de mutisme, selon mes paroles…; tu ne pourras plus t’exprimer » (v. 49). Il est ironique qu’Alma, qui jadis avait été réduit à l’impuissance par ce signe, a maintenant le pouvoir de l’invoquer : « Je dis qu’au nom de Dieu, tu seras frappé de mutisme, de sorte que tu ne pourras plus t’exprimer » (v. 49).

 

Ironie des choses, Korihor, qui a précédemment écarté les gens de l’Église par ses paroles, les ramène sans le vouloir par son silence. Quand tous ceux « qui avaient cru aux paroles de Korihor » (v. 57) le voient muet à Zarahemla « ils [sont] tous de nouveau convertis au Seigneur » (v. 58). L’ironie redouble lorsque Korihor, autrefois homme puissant qui gagnait sa vie par les sophismes et la flatterie, en est réduit à mendier : « Korihor… alla de maison en maison, mendiant sa nourriture » (V. 56). Un détail ironique, caractéristique, une fois de plus, de l’ironie biblique, c’est la suggestion que la mort de Korihor découle de ce que celui-ci n’a pas de voix pour crier quand une foule ou un véhicule s’approche, car il «  il fut renversé et piétiné jusqu’à ce qu’il mourût » (v. 59).

 

Dernière ironie : Korihor est piétiné et tué pendant qu’il est chez les Zoramites – parce que, comme le montre Alma 31, les Zoramites étaient essentiellement des partisans de Korihor qui vivaient et croyaient ce qu’il avait enseigné. Il fut donc tué par l’un (ou, par implication dans le passage, une collectivité) des siens. Notez le parallèle ici : Korihor « injuria les prêtres et les instructeurs, les accusant d’entraîner le peuple dans les sottes traditions de leurs pères » (Alma 30:31), en disant : « Vous dites aussi que le Christ viendra. Mais voici, je dis que vous ne savez pas qu’il y aura un Christ. Et vous dites aussi qu’il sera tué pour les péchés du monde – et ainsi, vous entraînez ce peuple dans les traditions insensées de vos pères » (vv. 26-27). Cette conception est répétée presque immédiatement dans la prière figée des Zoramites : « Saint Dieu… tu nous as fait connaître qu’il n’y aura pas de Christ… Nous te remercions aussi de ce que tu nous as élus, afin que nous ne soyons pas entraînés dans les traditions insensées de nos frères, ce qui les enchaîne à la croyance au Christ » (Alma 31:16-17). Bien entendu, l’isolement et l’élévation intellectuelle des Zoramites sur leur Rameumptom (vraisemblablement construit sur le modèle de  la « très haute tour » que le roi Noé avait bâtie), qui était « un lieu pour se tenir debout, qui dominait de beaucoup la tête; et son sommet ne pouvait recevoir qu’une seule personne » (v. 13) est une manière très forte de symboliser l’orgueil démesuré [20].

 

Comme dans le cas de situations semblables dans l’Ancien Testament, le message est renforcé par une morale : « Et ainsi, nous voyons la fin de celui qui pervertit les voies du Seigneur; et ainsi, nous voyons que le diable ne soutiendra pas ses enfants au dernier jour, mais les entraîne rapidement sur la pente de l’enfer » (Alma 30:60).

 

L’ironie verbale dans le Livre de Mormon

 

Pour ce qui est de l’ironie verbale, le texte néphite contient des exemples de la plupart des formes d’ironie verbale que distinguent les rhétoriciens classiques et qui sont repris dans le New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, dont « la méiose et la litote, l’hyperbole, l’antiphrase (contraste)… le chleuasme (moquerie), le myctérisme (ricanement) et la mimésis (imitation en particulier pour ridiculiser) » [21].

 

Néphi : Réalisation des espoirs de Léhi pour Laman et Lémuel

 

Nous rencontrons l’ironie verbale très tôt dans le récit néphite quand la famille de Léhi, après avoir quitté Jérusalem, campe dans une vallée fertile. Léhi y exprime son espoir que Laman sera comme une rivière, « coulant continuellement jusque dans la source de toute justice » et Lémuel comme une vallée, « ferme et constant, et immuable à garder les commandements du Seigneur » (1 Néphi 2:9-10). Étant donné que c’est plus tard qu’il a écrit le récit de la traversée du désert par le groupe, Néphi devait savoir que ces descriptions ne correspondaient pas à ses frères aînés ; mais le lecteur qui aborde le texte pour la première fois n’a pas encore assez de renseignements pour comprendre que de telles associations sont ironiques. Néphi crée donc une attente que son récit ne va pas tarder à décevoir.

 

En effet, à mesure que nous avançons dans l’histoire, nous voyons Laman constamment s’écarter de « la source de toute justice » et Lémuel est tellement inconstant à « garder les commandements du Seigneur » qu’il ressemble davantage à une dune de sable mobile qu’à une vallée ferme. L’ironie se renforce quand nous voyons Laman et Lémuel commencer à agir à l’encontre des recommandations de leur père avant même de quitter cette vallée dont il espère qu’elle guidera symboliquement leur conduite. Un autre élément ironique est qu’en cours de récit, c’est Néphi (le frère cadet, qui apparemment a été laissé en dehors des aspirations symboliques de son père) qui devient aussi constant qu’une rivière qui coule et aussi ferme et immuable qu’une vallée. Ainsi donc, Néphi, narrateur conscient de ce qu’il fait, utilise l’ironie verbale dans ces épisodes de départ pour créer le cadre du conflit qui l’oppose à ses frères et qui va dominer l’histoire de son peuple.

 

Néphi et ses frères aînés : savoir et ne pas savoir

 

Comme l’illustre cet exemple, l’ironie verbale se compose d’au moins deux niveaux de sens, dont l’un est antithétique ou contradictoire par rapport au premier. Dans l’ironie verbale, le sens d’un mot peut passer, par après, de sa signification de base à une signification nouvelle et même opposée. On en trouve un exemple dans 1 Néphi 16 et 17, où la rivalité entre Néphi et ses deux frères aînés atteint un de ses nombreux paroxysmes dramatiques. Comme les épisodes précédents et suivants de conflit fraternel dans le livre, celui-ci concerne le pouvoir, mais aussi ce que l’on sait et ne sait pas. L’ironie que l’on trouve dans cet épisode est en réalité créée précédemment du fait que l’accent est mis sur le verbe savoir. Dans 1 Néphi 3:17, Néphi nous dit que son père, Léhi « savait que Jérusalem sera détruite ». Dans 1 Néphi 4:3, Néphi essaie de persuader Laman et Lémuel de monter à Jérusalem pour obtenir les plaques d’airain en faisant appel à l’histoire de Moïse délivrant Israël de l’esclavage égyptien en lui faisant traverser la mer Rouge : « Or voici, vous savez que cela est vrai, et vous savez aussi qu’un ange vous a parlé; pouvez-vous donc douter? »

 

Sachant à quel point ils tiennent aux richesses que la famille a laissées à Jérusalem, Néphi témoigne à ses frères de la destruction de la ville : « Et vous saurez, à une époque future, que la parole du Seigneur concernant la destruction de Jérusalem s’accomplira » (1 Néphi 7:13). Dans 1 Néphi 16:38, Laman et Lémuel déclarent à propos des prétentions de Néphi que le Seigneur lui a parlé : « Nous savons qu’il nous ment. » Plus tard, quand Néphi essaie d’obtenir leur aide pour la construction d’un navire, ils l’agressent verbalement en disant : « Nous savions que tu ne pouvais pas construire un bateau, car nous savions que tu manquais de jugement » (1 Néphi 17:19). Laman et Lémuel disent que c’est la faute de Néphi s’ils souffrent dans le désert et prétendent que s’ils étaient restés à Jérusalem, « nous aurions pu jouir de nos possessions et du pays de notre héritage; oui, et nous aurions pu être heureux » (v. 21).

 

Les frères aînés affirment ensuite savoir quelque chose qu’ils savent être faux : « Et nous savons que le peuple qui était au pays de Jérusalem était un peuple juste, car il gardait les lois et les ordonnances du Seigneur et tous ses commandements selon la loi de Moïse: c’est pourquoi, nous savons qu’il est un peuple juste » (v. 22). Puisqu’ils ont évoqué le nom du grand dirigeant d’Israël, Néphi raconte l’histoire de Moïse et de l’exode d’Égypte pour faire ressortir le caractère erroné de ce qu’ils croient « savoir ». Il le fait grâce à une utilisation très poussée de l’ironie verbale. C’est à dire qu’il dit ce qu’il sait qu’ils ne peuvent pas nier, pour montrer qu’ils savent pertinemment bien que ce qu’ils disent savoir est faux :

 

« Vous savez que les enfants d’Israël étaient dans la servitude; et vous savez qu’ils étaient chargés de corvées qui étaient pénibles à supporter; c’est pourquoi, vous savez que ce devait nécessairement être quelque chose de bon pour eux que d’être sortis de la servitude. Or, vous savez que Moïse reçut du Seigneur le commandement de faire cette grande œuvre; et vous savez que par sa parole les eaux de la mer Rouge se partagèrent çà et là et qu’ils traversèrent à pied sec. Mais vous savez que les Égyptiens furent noyés dans la mer Rouge, eux qui étaient les armées du Pharaon. Et vous savez aussi qu’ils furent nourris de manne dans le désert. Oui, et vous savez aussi que Moïse, par sa parole, selon le pouvoir de Dieu qui était en lui, frappa le rocher, et qu’il en sortit de l’eau afin que les enfants d’Israël pussent étancher leur soif… Et ils se sont endurci le cœur de temps en temps, et ils ont insulté Moïse, et Dieu aussi; néanmoins, vous savez qu’ils ont été conduits par son pouvoir incomparable dans la terre de promission… Et vous savez aussi que, par le pouvoir de sa parole toute-puissante, il peut faire que la terre passe; oui, et vous savez que, par sa parole, il peut faire que les lieux raboteux soient aplanis et que les lieux aplanis s’entrouvrent. Oh! alors, comment se fait-il que vous puissiez être si endurcis de cœur? » (1 Néphi 17:25-29, 42, 46).

 

Dans ce petit bout de texte, Néphi répète onze fois le mot savez. Avec une merveilleuse ironie, il n’utilise qu’une fois l’expression je sais, au milieu de sa réplique : « Et maintenant, après tout cela, le moment est venu où ils sont devenus méchants, oui, presque à maturité; et je ne suis pas certain qu’aujourd’hui ils ne sont pas sur le point d’être détruits; car je sais que le jour va assurément venir où ils seront détruits » (v. 43). Remarquez l’opposition entre « je ne suis pas certain » et « je sais », qui montre que, contrairement à ses frères, il ne prétend pas à une connaissance qu’il ne possède pas, mais aussi que la connaissance qu’il a est basée sur la révélation. Dans ce même épisode, le Seigneur dit à Néphi qu’il « saura » les choses dont Dieu promet qu’elles auront lieu. Plus tard, Néphi apprend par la vision de son père que Jérusalem a effectivement été détruite (2 Néphi 1:4).

 

Cet épisode finit sur une autre ironie. Pendant quelques instants, Néphi a un tel pouvoir que ses frères se rendent compte qu’il pourrait les tuer par le simple fait de les toucher. Le Seigneur commande alors à Néphi de tendre la main et de les ébranler. C’est alors que Laman et Lémuel utilisent pour la première fois le mot savoir honnêtement : « Nous savons avec certitude que le Seigneur est avec toi, car nous savons que c’est le pouvoir du Seigneur qui nous a ébranlés » (1 Néphi 17:55).

 

Bien entendu, ce que Néphi fait, c’est présenter à ses frères une vérité qu’aucun Israélite ne pourrait nier : le fait qu’Israël a été miraculeusement délivré de l’esclavage égyptien, qu’il s’est rebellé contre Dieu et qu’il a fini par arriver dans la terre promise. Il utilise alors ce grand moment fondateur de l’histoire israélite pour faire le parallèle entre le séjour des Néphites dans le désert arabe et leur voyage vers leur terre promise à eux. En utilisant 21 fois les formes du verbe savoir dans ce bref passage, Néphi montre de manière percutante la différence entre la façon dont lui et ses frères fonctionnent dans le monde (ils sont malhonnêtes ou tout au plus manipulateurs alors que lui agit toujours avec intégrité) et il aide aussi le lecteur à voir que ce petit épisode est en réalité un microcosme de tout le récit du Livre de Mormons. Cet épisode préfigure plusieurs comptes rendus ultérieurs d’affrontements entre un juste qui témoigne de ce qu’il sait vraiment et un faux témoin qui dit savoir des choses qu’il ne connaît pas (voir en particulier les conflits entre Gédéon et Néhor, Alma et Korihor, Amulek et Zeezrom, et Alma et Amlici, tous dans le livre d’Alma).

 

La question de l’ironie intentionnelle

 

Je prétends que cette façon d’écrire n’est ni accidentelle ni inconsciente, mais qu’elle est au contraire le produit d’une intelligence organisatrice hautement évoluée et créatrice, imprégné de la littérature et de l’histoire des Hébreux anciens, mais aussi de leur psychologie culturelle. Dans la scène ci-dessus, Néphi sait exactement comment se positionner. Comme il l’a fait quand ses frères et lui sont retournés pour la première fois à Jérusalem pour obtenir les plaques d’airain, dans cette scène, il évoque Moïse et l’exode d’Égypte. Ce faisant, il neutralise complètement les affirmations de ses frères à propos de ce qu’ils « savent ». Ils ne pouvaient pas manquer de comprendre le message que les Juifs de Jérusalem, comme les Égyptiens, seraient détruits, tout comme Laman et Lémuel eux-mêmes s’ils persévéraient dans leur attitude rebelle, que Néphi était un nouveau Moïse et que le Dieu qui avait délivré leurs ancêtres à travers les dangers de la mer Rouge et les avait transportés de l’autre côté du Jourdain les conduirait jusqu’à la mer dans un navire construit par eux-mêmes et les emmènerait jusqu’à leur propre terre de promission.

 

Comme noté précédemment, le Livre de Mormon abonde en ironie verbale et dramatique. Quelle est la source de toute cette ironie ? Comme je l’ai dit en commençant, rien ne nous permet de croire que Joseph Smith  était un adepte de l’ironie ; il n’y a, à coup sûr, aucune indication qu’il possédait les aptitudes nécessaires pour créer la diversité riche d’ironie que l’on trouve dans le livre qu’il affirme avoir traduit. D. C. Muecke fait cette réflexion : « Par conséquent, quelqu’un qui manie l’ironie, n’est pas simplement semblable à un artiste, c’est un artiste, gouverné par le besoin de perfection de la forme, de l’expression et de « toutes les subtilités qu’aucune méthode n’enseigne » [22]. Je prétends que ce genre d’ironie ne s’explique pas par l’action inconsciente du génie, l’assimilation de textes bibliques ou l’écriture automatique. L’explication la plus logique est que les rédacteurs anciens du Livre de Mormon écrivaient dans une tradition ironique qui faisait partie de leur héritage littéraire. Qu’ils aient, eux, créé des exemples aussi remarquables d’ironie biblique n’a rien d’étonnant. Que Joseph Smith ait pu écrire ces récits, surtout en dictant sans préparer et sans revoir, c’est quelque chose que l’on ne parviendra jamais à nous faire croire. Il est, en fait, ironique que l’on puisse attribuer, à quelqu’un d’aussi peu instruit et d’aussi peu cultivé que l’était Joseph Smith au moment de la publication du Livre de Mormon, la capacité d’être un manipulateur superbe de l’ironie !

 

Il y a 35 ans que j’étudie, enseigne et écris sur les textes ironiques et en tant que tel, je me rends compte que parler d’ironie est forcément une affaire de perception et d’interprétation. Il ne m’en paraît pas moins indéniable que les éléments ironiques que j’ai traités dans le Livre de Mormon sont intégrés au texte au moins d’une manière plausible. Il est toujours possible de voir trop ou trop peu de choses dans un texte et il est certain que les critiques peuvent être en désaccord sur ce qu’un texte donné signifie. Néanmoins, pour moi, il y a des preuves écrasantes de ce que quelqu’un a pris un certain nombre de décisions délibérées et d’une haute technicité lorsqu’il a arrangé les détails et la structure de ces récits. Comment expliquer leur présence dans le texte ? Des diverses explications possibles, naturalistes ou surnaturelles, la plus plausible, pour moi, ce n’est pas qu’ils ont été écrits par Joseph Smith ou par l’un de ses contemporains, ni qu’ils sont la dictée improvisée d’un génie littéraire anonyme vivant au bord de la frontière américaine mais plutôt qu’ils sont ce qu’ils prétendent être : des récits anciens authentiques écrits d’une manière et dans un style où l’on retrouve les influences hébraïques et d’autres influences proche-orientales.

 

NOTES

 

[1] Robert A. Rees, « Joseph Smith, the Book of Mormon, and the American Renaissance », Dialogue: a Journal of Mormon Thought, 35/3, 2002, pp. 83-112. Le présent article est une version légèrement remaniée d’une conférence faite à l’origine en 1999 lors des symposia de Sunstone en Californie et à Salt Lake City.

[2] Les citations de Burke et de Booth viennent toutes les deux de Booth, A Rhetoric of Irony, Chicago, Univ. of Chicago Press, 1975, xvi, p. 1.

[3] Marcus Bach, Faith and My Friends, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1951, p. 255.

[4] Rees, « Joseph Smith, the Book of Mormon, and the American Renaissance », pp. 91, 107.

[5] Jedediah Purdy, For Common Things: Irony, Trust, and Commitment in AmericaToday, New York, Knopf, 1999.

[6] M. H. Abrams, A Glossary of Literary Terms, 7e éd., Fort Worth, Harcourt Brace College Publishers, 1999, sous “irony”; et Alex Preminger et T. V. F. Brogan, dir. de publ., The New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, Princeton, Princeton University Press, 1994, sous “irony”.

[7] D. J. Enright, The Alluring Problem: An Essay on Irony, Oxford, Oxford Univ. Press, 1986, p. 7.

[8] D. C. Muecke, The Compass of Irony, Londres, Methuen & Co., 1969, p. 1.

[9] Chris Baldick, Concise Oxford Dictionary of Literary Terms, Oxford, Oxford Univ. Press, 2001, p. 130.

[10] Northrup Frye, Anatomy of Criticism: Four Essays, Princeton, Princeton Univ. Press, 1957, p. 40.

[11] New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, p. 635.

[12] Karl A. Plank, Paul and the Irony of Affliction, Atlanta, Scholars Press, 1987, p. 37.

[13] Baldick, Oxford Concise Dictionary of Literary Terms, p. 130.

[14] Muecke, Compass of Irony, pp. 19-20.

[15] On trouvera davantage de renseignements sur l’ironie biblique dans Edwin M. Good, Irony in the Old Testament (Philadelphie, Westminster Press, 1965; Lilian R. Klein, The Triumph of Irony in the Book of Judges, Sheffield, Angleterre, Almond Press, 1988; et Plank, Paul and the Irony of Affliction.

[16] La première fois que j’ai découvert l’ironie dans le Livre de Mormon, c’était il y a plus de 40 ans à l’université Brigham Young au cours de Robert K. Thomas sur le Livre de Mormon en tant que document littéraire. Thomas était un critique et un professeur brillant et le premier à voir des exemples de parallélismes et d’ironie bibliques dans les récits du Livre de Mormon. Sa thèse de licence au Reeds College, « A Literary Analysis of the Book of Mormon », annonçait une bonne partie des analyses critiques ultérieures. C’est avec plaisir que j’attribue à l’œuvre pionnière de Thomas un certain nombre d’idées du présent texte.

[17] Irony in the Old Testament, Shefflied, Angleterre, Almond Press, 1981, p. 24.

[18] Richard Rust n’est pas d’accord avec mon interprétation. Il fait remarquer que « le but poursuivi par Abinadi, lorsqu’il lit plus tard les dix commandements, n’est pas de les lire pour les dire correctement. Tout au contraire : Il prend (c’est ma supposition) les commandements écrits qui sont accessibles à ces prêtres corrompus et les lit (pour la condamnation des prêtres) parce que, dit-il, ‘je vois qu’ils ne sont pas écrits dans votre cœur’. Par contre, Abinadi, c’est quelqu’un chez qui les dix commandements sont écrits dans son cœur. Ésaïe (beaucoup de passages d’Ésaïe) est également écrit dans son cœur » (correspondance personnelle, 3 août 2001). John W. Welch, Gordon C. Thomasson et Robert F. Smith pensent qu’Abinadi lit les dix commandements aux prêtres du roi Noé pendant ce qui a dû être la Pentecôte dans le Nouveau Monde : « Au moment précis où les prêtres de Noé auraient hypocritement marqué leur fidélité aux dix commandements (ils professaient effectivement enseigner la loi de Moïse, voir Mosiah 12:27) Abinadi leur rappelle ces commandements mêmes (voir Mosiah 12:33). N’importe quel autre jour cela aurait pu sembler être une manière étrange de se défendre pour un homme dont la vie était en jeu dans ce procès, mais pas à la Pentecôte, le jour où les dix commandements étaient au centre de la célébration ! » (« Abinadi and Pentecost », dans Reexploring the Book of Mormon, dir. de publ. John W. Welch, Salt Lake City, Deseret Book, 1992, p. 136.

[19] N.d.l.r.: Dans la version anglaise, Mosiah 27:18 dit : « …with a voice of thunder, which shook the earth ». Alma 29:1-2 dit: “with a voice to shake the earth… the voice of a thunder”. Dans la version française on a respectivement « sa voix était comme le tonnerre qui secouait la terre » et « d'une voix qui fait trembler la terre… la voix du tonnerre ». Il vaut d’être remarqué que malgré la vigilance de l’équipe responsable de la révision de la traduction française du Livre de Mormon et malgré l’usage intensif de l’ordinateur, le parallélisme dont parle Robert A. Rees n’a pas été repéré, et deux verbes différents, « secouer » et « faire trembler », ont été utilisés. Il y a, dans le Livre de Mormon, plusieurs passages situés à des endroits éloignés les uns des autres où une formulation identique est utilisée et ce, volontairement. Comment Joseph Smith, qui a dicté le livre en moins de trois mois, aurait-il pu ne jamais se tromper alors que des équipes de traducteurs et de réviseurs modernes, disposant de tout le temps nécessaire et de tout le matériel actuel, ont commis des erreurs ?

[20] Je dois cette dernière observation à Richard Rust.

[21] New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, p. 634.

[22] Compass of Irony, p. 15.