La réforme deutéronomique et les relations dans la famille de Léhi : le contexte social qui explique les rébellions de Laman et de Lémuel
Neal Rappleye
Interpreter : A Journal of Mormon Scripture, vol. 16, 2015, p. 87-99

Au cours de ces dernières années, plusieurs spécialistes membres de l’Église ont montré comment la situation sociale et religieuse de Juda vers la fin du septième siècle av. J.-C. détermine et fournit un contexte à la façon dont nous lisons le Livre de Mormon, en particulier les livres de 1 et 2 Néphi. Ils ont particulièrement mis l’accent sur le fait que Léhi et Néphi semblent s’être opposés à certains changements mis en place à cette époque par les deutéronomistes, mais n’ont fait que commenter au passage le point de vue de Laman et de Lémuel. Dans cet article, je cherche à montrer où Laman et Lémuel se situent dans ce même cadre social et religieux et que, contrairement à Léhi et à Néphi, ils étaient pour la réforme deutéronomique.

Dans son livre Understanding the Book of Mormon, Grant Hardy observe : « Dans le Livre de Mormon, Laman et Lémuel sont des personnages types et même caricaturaux. Ils n’ont pas beaucoup de relief et il semble que leur seul moyen de communication soit de se plaindre. » Hardy pense que Néphi le fait délibérément ; il « aplatit ses frères aînés en les traitant comme une seule unité, plutôt qu’en tant qu’individus [1]. » Néphi, en d’autres termes, crée un contexte (ou son absence) dans lequel ses frères deviennent simplement des faire-valoir de ses propres succès répétés. À l’aide de ce que l’on sait aujourd’hui du climat religieux et social de Juda avant l’exil à Babylone, nous pouvons situer le comportement et l’attitude de Laman et de Lémuel dans un contexte différent qui va étoffer ce que Néphi aplatit [2].

Les tensions sociales et religieuses à Jérusalem au VIIe siècle av. J.-C.

Léhi a élevé ses enfants à Jérusalem vers la fin du septième siècle av. J.-C., avant de les emmener hors de ce monde dans les déserts d’Arabie au début du VIe siècle av. J.-C.(voir 1 Néphi 1:4). Le VIIe siècle av. J.-C. fut une époque d’agitation sociale et d’incertitude en Juda. Selon John W. Welch et Robert D. Hunt : « C’est une période de crise très importante. Les guerres civiles, les conflits internationaux, les hauts et les bas, les pressions culturelles et les loyautés mouvantes suscitent de l’anxiété et de l’incertitude dans toute la région [3]. » Le paysage politique et religieux se transformait de telle façon que cela exacerbait certaines tensions sociales — des tensions que l’on retrouve dans les rapports familiaux décrits dans 1 Néphi.

Au milieu du septième siècle av. J.-C., le roi Josias lança, partout en Juda, des réformes politiques et religieuses radicales. « C’est au cours de cette période mouvementée, explique Mordechai Cogan, que s’est forgée la réputation de Josias sur le plan intérieur. » Cogan résume ensuite la réforme de Josias, telle que décrite par les auteurs bibliques :

« Nos sources nous montrent un Josias profondément touché par le message du « livre de la Loi », quand il lui a été lu [2 Rois 22:8-11], que ceux qui enfreignent l’alliance d’Israël avec Dieu seront sévèrement punis. Après consultation avec la prophétesse Hulda et encouragé par elle, il convoqua une assemblée générale du royaume pour renouveler l’alliance entre Juda et Dieu sur la base de la « loi ». Fort de cet engagement, Josias ordonna une purge complète de toutes les formes de culte non-israélites, héritage de siècles d’emprunts et d’influences. Tout ce qui était associé à ces rituels fut enlevé et brûlé et les prêtres qui les desservaient furent bannis. Et, comme Ézéchias à son époque, Josias interdit le culte dans les sanctuaires et les hauts lieux locaux, redirigeant tout le rituel vers le temple nouvellement purifié [4].

Selon Margaret Barker, « une génération avant Sédécias, il y avait eu le grand bouleversement dans le règne du roi Josias, quelque chose maintenant considéré comme un tournant dans l’histoire de Jérusalem et de sa religion [5]. » Du fait que l’on croit que le livre du Deutéronome est le « livre de la loi » associé à cette réforme, le mouvement est souvent appelé la réforme deutéronomique et ceux qui l’ont acceptée sont qualifiés de deutéronomistes. Barker explique : « Nous nous rendons maintenant compte que le roi Josias a permis à un groupe particulier de dominer la scène religieuse à Jérusalem en 620 av. J.-C : les deutéronomistes. La purge de Josias a été inspirée par leurs idéaux et leurs scribes ont influencé en grande partie la forme de l’Ancien Testament tel que nous l’avons aujourd’hui, en particulier l’histoire dans 1 et 2 Rois [6]. » Tout cela se situe vraisemblablement du vivant de Léhi et les efforts de réforme et les tensions sociales que cela a créé ont certainement dû continuer sous le règne de Sédécias en 597 av. J.-C.

Les nombreuses tentatives faites par les chercheurs pour reconstituer pleinement la nature et l’étendue de ces réformes diffèrent souvent dans les détails. Barker regrette : « Nous ne pourrons jamais savoir avec certitude ce que c’était que Josias a expurgé ou pourquoi il l’a fait. Aucune version originale des textes ou des documents eux-mêmes de cette période n’a survécu, mais même les histoires qui sont parvenues jusqu’à nous dans diverses sources montrent qu’il s’agit d’un moment de bouleversement majeur qui n’a pas été oublié [7]. » C’est à partir de ces sources que l’on peut créer un contexte expliquant les différentes prises de position des membres de la famille de Léhi. Comme d’autres saints des derniers jours l’ont remarqué, le contexte spécifique reconstitué par Barker, bien que considéré comme curieux par certains spécialistes, s’avère particulièrement éclairant pour le Livre de Mormon.

Il est important de réaliser que Léhi n’a peut-être pas été tout à fait d’accord avec la réforme de Josias. L’héritage de Léhi remonte au royaume d’Israël (le Royaume du Nord), à l’égard duquel ces réformes montraient une certaine hostilité. Gardner écrit : « L’antagonisme de l’histoire deutéronomique vis-à-vis du Royaume du Nord et l’affiliation du Livre de Mormon avec ce royaume devrait suggérer au moins la possibilité que Léhi a pu résister à certaines des réformes deutéronomiques de Josias [8]. » Cela ne veut pas dire que Léhi était complètement opposé aux réformes. En fait, Léhi et Néphi semblent avoir été influencés positivement à certains égards par l’idéologie deutéronomique [9]. Par conséquent, la perception que Léhi a eue des réformes de Josias pourrait être comparée à la façon dont la réforme protestante est perçue par les saints des derniers jours aujourd’hui, comme l’œuvre de personnes inspirées et bien intentionnées, qui est, néanmoins, erronée à certains (souvent nombreux) points de vue.

Chose significative, Barker note : « Des restes des anciennes croyances ont survécu dans de nombreux endroits, conservés par les descendants de ceux qui ont fui les purges de Josias [10]. » Bien que Léhi s’en aille après le temps de Josias, ses persécuteurs qui « attentèrent aussi à sa vie, afin de la lui ôter » (1 Néphi 1:20) étaient probablement des partisans de la réforme (voir ci-dessous). Par conséquent, Gardner applique ceci à Léhi :

« Léhi et sa famille entrent dans catégorie de Barker des personnes qui ont quitté Jérusalem parce qu’elles n’étaient pas d’accord avec la réforme. Le Livre de Mormon représente la religion israélite de la période préexilique et notamment les éléments d’une époque où il y avait des divergences d’idées et probablement de vives controverses concernant la direction que la religion devait prendre. Parallèlement à l’agitation politique imposée par les invasions militaires, Léhi a aussi connu un changement majeur dans la religion publique de Juda, dirigé par le roi. Aucun changement ne se produit sans résistance, et beaucoup de thèmes essentiels du Livre de Mormon mettent l’accent sur certains éléments de la religion d’avant la réforme disparus du récit biblique, bien qu’il y ait des indications que la religion néphite ne s’opposait pas à l’ensemble de l’agenda deutéronomiste [11]. »

Gardner et d’autres commentateurs mormons ont utilisé ce contexte de manière productive pour faire la lumière sur Léhi et Néphi, mais ce contexte n’a été appliqué qu’accessoirement à Laman et à Lémuel. Ces fils aînés de Léhi semblent avoir entièrement adopté l’idéologie des réformateurs, et cela se reflète dans leurs réactions vis-à-vis de Léhi et de Néphi.

Laman et Lémuel, des deutéronomistes

« On peut dire de Laman et Lémuel ce qu’on veut, raisonne Hardy, ils semblent avoir été des Juifs orthodoxes, pratiquants. Néphi, qui a un intérêt direct à mettre en évidence leurs manquements sur le plan moral, ne les accuse jamais d’idolâtrie, de faux serment, de violation du sabbat, d’ivresse, d’adultère ou d’impureté rituelle [12]. » Hardy tire son argument du silence, mais le silence est significatif. En effet, Néphi dit que Laman et Lémuel étaient « semblables aux Juifs qui étaient à Jérusalem, qui cherchaient à ôter la vie à [s]on père » (1 Néphi 2:13). Les gardiens de « l’orthodoxie » juive juste avant l’exil étaient les deutéronomistes. Kevin Christensen explique : « Laman et Lémuel manifestent de la sympathie pour le parti de Jérusalem, le même groupe de personnes qui causait des problèmes à Jérémie et à Ézéchiel [13]. » Brant Gardner les rattache de manière plus explicite à la réforme deutéronomique.

« La situation à Jérusalem après la réforme de Josias peut nous aider à comprendre un peu Laman et Lémuel ainsi qu’éclairer en partie les conflits religieux qui se manifestent tout au long du Livre de Mormon... La famille de Léhi est sans doute un microcosme du conflit existant à Jérusalem entre ceux qui épousèrent la réforme deutéronomique de Josias et la religion d’avant la réforme. La théologie de Léhi avait des affinités avec l’ancienne religion. Et si Laman et Lémuel étaient des partisans de la réforme ? [14] »

Bien que posant la question, Gardner n’explore pas les possibilités qu’elle ouvre. Quand on prend un certain nombre d’études de cas dans les annales de Néphi, les actes et le comportement de Laman et de Lémuel deviennent en fait croyables en tant que ceux de gens qui croient en la réforme deutéronomique.

Les murmures à l’autel

À son arrivée à son premier campement, Léhi « construisit un autel de pierres et fit une offrande au Seigneur » (1 Néphi 2:7). Il devait y avoir d’autres interprétations possibles des codes juridiques [15], mais l’interprétation stricte des codes juridiques par les deutéronomistes interdisait les sacrifice et les offrandes faites par les non-Lévites en dehors du temple [16]. il semble donc significatif qu’immédiatement après les sacrifices accomplis par Léhi sur l’autel, Néphi mentionne pour la première fois que Laman et Lémuel « murmuraient contre leur père » (1 Néphi 2:11–12). Quand on lit l’événement dans le contexte de la réforme, il semble tout à fait possible que c’était en tous cas entre autres parce qu’ils estimaient que Léhi enfreignait la loi deutéronomique que ses fils aînés se plaignaient.

Le « visionnaire »

Une des accusations que Laman et Lémuel lancent à ce moment-là contre Léhi, c’est qu’il est un « visionnaire » qui suit les « folles imaginations de son cœur » (1 Néphi 2:11 ; cf. 1 Néphi 5:9 ; 17:20). Selon Kevin Christensen, l’idéologie des deutéronomistes rejetait les visions comme moyen de connaître la volonté du Seigneur et non seulement Léhi reçoit des visions, mais leur contenu reflète expressément les anciennes croyances que les deutéronomistes essayaient d’éradiquer [17].

John A. Tvedtnes et Matthew Roper notent tous deux que « visionnaire » est une traduction appropriée de l’hébreu חזה (hôzeh). Roper ajoute que l’utilisation péjorative de « visionnaire » que font Laman et Lémuel est plus qu’une simple moquerie ou injure : c’est en fait l’accusation ferme qu’il est un faux prophète [18]. Les deutéronomistes auraient considéré un prophète comme Léhi, qui disait avoir vu le conseil divin et avoir reçu les mystères (voir 1 Néphi 1:8–14), comme un faux prophète. Ainsi, quand Laman et Lémuel qualifient leur père de « visionnaire », ce serait parce qu’ils avaient accepté l’interprétation deutéronomiste de ce qu’un prophète devrait être. Ils déclaraient que leur père, par le fait même qu’il avait des visions, ne devrait pas être accepté comme un vrai prophète.

Néphi semble cependant prendre le contrepied de ce point de vue en invoquant Nombres 12:6 [19], qui déclare explicitement : « Lorsqu’il y aura parmi vous un prophète, c’est dans une vision que moi, l’Éternel, je me révélerai à lui, c’est dans un songe que je lui parlerai» (je souligne). Néphi, semble-t-il, s’appuie sur ce passage juste avant d’introduire les plaintes de ses frères, en écrivant : « Le Seigneur parla à mon père, oui, en songe » (1 Néphi 2:1). Donc, quand il aborde le récit, Néphi a déjà subtilement réfuté l’accusation que son père était un faux prophète au moment où le lecteur découvre la chose.

« Jérusalem, cette grande ville »

Selon Néphi, Laman et Lémuel « ne croyaient pas non plus que Jérusalem, cette grande ville, pouvait être adétruite, selon les paroles des prophètes » (1 Néphi 2:13). Dans ce domaine, encore une fois, Laman et Lémuel s’alignent sur l’élite de Jérusalem. David Rolph Seely et Fred E. Woods notent que c’était l’attitude courante à Jérusalem à l’époque et mentionnent six facteurs qui y contribuaient [20]. L’un de ces facteurs était le sentiment renforcé d’autosatisfaction découlant des réformes et manifestes chez Laman et Lémuel (voir 1 Néphi 17:22). « Les récentes réformes de Josias (640-609 av. J.-C.)... avaient donné à certaines personnes en Juda le sentiment injustifié que leur collectivité et eux étaient des personnes justes, chose qui, pensaient-ils, devait sûrement les préserver de toute menace de destruction [21]. »

Seely et Woods expliquent aussi : « la réforme de Josias — ajoutée au sentiment de l’invincibilité de leur ville promise par l’alliance davidique et la délivrance miraculeuse de la ville sous le règne d’Ézéchias — renforçait la croyance populaire que la grande ville de Jérusalem ne pouvait pas être détruite [22]. » Ézéchias, qui avait instauré une réforme semblable à celle de Josias près d’un siècle plus tôt, est le précurseur idéologique le plus immédiat de Josias. Pendant ce temps, dans l’histoire deutéronomiste, Josias « est dépeint comme un deuxième David » et « présenté comme le roi davidique idéal [23] ». Laman et Lémuel, « comme les Juifs qui étaient à Jérusalem », ne croyaient pas que la prophétie de leur père sur la destruction de Jérusalem puisse jamais arriver.

La rébellion dans le désert et l’intention « meurtrière »

Les idéaux deutéronomiques fournissent aussi un contexte qui peut expliquer la rébellion de Laman et de Lémuel et même leur tentative de tuer Néphi dans 1 Néphi 7. Estimant que les deutéronomistes avaient raison et que par conséquent le Seigneur protégerait la ville sainte, « ils voulaient retourner au pays de Jérusalem » (1 Néphi 7:7). En tentant de les persuader de rejoindre leur père dans son camp, Néphi réitère les prophéties de destruction et leur ajoute sa propre vision prophétique, « Or, voici, je vous dis que si vous retournez à Jérusalem, vous périrez aussi avec eux » et Néphi insiste que ces paroles lui ont été données par « l’Esprit du Seigneur » (1 Néphi 7:15 ; voir versets 13 à 15). Or Néphi, comme Léhi, était dans leur esprit un « visionnaire », autrement dit, un faux prophète. Grant Hardy explique l’effet que cela devait faire sur les « Juifs orthodoxes » à l’époque. « Laman et Lémuel devaient savoir que le châtiment prévu par les Écritures pour les faux prophètes était la mort (De. 18:20 ; cf. 13:1–11)… Les frères ont très bien pu se rappeler que le jugement deutéronomique contre les faux prophètes exigeait une exécution sommaire, même pour « ton frère, fils de ta mère » (Deutéronome 13:6) [24], ce qui pourrait aussi expliquer leurs tentatives de tuer plus tard Néphi et Léhi (voir 1 Néphi 16:37-38).

Néphi et Joseph

À différents moments de son récit, Néphi utilise des allusions au conflit entre Joseph et ses frères pour s’ériger en symbole de Joseph, un frère cadet choisi pour régner sur ses frères aînés. Les deutéronomistes étaient contre les traditions ancrées dans l’ancienne « littérature de la sagesse », qui décrivait les prophètes comme des hommes ayant des visions et des songes. Joseph est l’un des deux personnages bibliques (l’autre étant Daniel) les plus importants décrits comme étant des « sages » (les prophètes de la tradition de la sagesse) [25].

Le fait que Joseph était une figure de premier plan dans une idéologie à laquelle s’opposaient les deutéronomistes ajoute peut-être une couche sous-jacente à l’usage que Néphi fait de Joseph, en particulier dans le récit de 1 Néphi 7 [26]. C’est ici que les parallèles sont les plus prononcés au cours de la première rébellion de Laman et de Lémuel, lorsque les frères aînés se saisissent de lui et le lient dans l’intention de le tuer et de laisser son corps pour « être dévoré par les bêtes sauvages » (1 Néphi 7:16). Les frères aînés de Joseph le lient aussi dans l’intention de le tuer et disent à leur père qu’il a été dévoré par une « bête féroce » (voir Genèse 37:20, 33). Ainsi, au paroxysme de son conflit avec ses frères, Néphi se présente comme un deuxième Joseph, un des héros de l’ancienne tradition de la sagesse. L’affiliation de Laman et de Lémuel aux deutéronomistes et leur opposition à cette tradition augmente le symbolisme des allusions de Néphi et leur donne un sens supplémentaire : ce ne sont pas seulement les frères de Néphi, mais aussi le mouvement qu’ils représentent, la réforme deutéronomique qui sont comparés aux frères de Joseph et reçoivent ainsi une connotation négative.

Laman, Lémuel et la Loi

La preuve la plus évidente de leur sensibilité deutéronomique est la volonté qu’ils expriment de respecter la Loi. Les deutéronomistes mettaient fortement l’accent sur la Loi. « La première vague d’activité, rapporte Kevin Christensen, s’est produite lors de la décennie de réformes de Josias, la composition de l’édition deutéronomiste de l’histoire et l’accent renouvelé sur Moïse et la Loi dans la religion israélite [27]. » Christensen explique que la réforme a supplanté l’ancienne tradition de la sagesse, à laquelle Néphi et Léhi semblent être affiliés, par une quasi vénération de la Loi [28].

Laman et Lémuel brandissent également la Loi comme arbitre final de la « justice » :

Et nous savons que le peuple qui était au pays de Jérusalem était un peuple ajuste, car il gardait les lois et les ordonnances du Seigneur et tous ses commandements selon la loi de Moïse: c’est pourquoi, nous savons qu’il est un peuple juste » (1 Néphi 17:22).

C’était le mouvement deutéronomique qui mettait ce genre d’accent sur la Loi. Bien qu’il se montre clairement engagé à vivre, lui aussi, la Loi, pour Néphi, la Loi n’est pas tout (voir 2 Néphi 11:4 ; 25:24). « L’image dans le Livre de Mormon, écrit Christensen, établit un équilibre entre la Loi et les traditions de la sagesse. Dans le Livre de Mormon, la Loi ne ferme jamais la porte à la révélation, mais en promet au contraire davantage. La Loi dans le Livre de Mormon n’est jamais vue comme une fin en soi, mais comme un symbole et une ombre du Christ [29]. »

Ce n’est donc pas la question de savoir si la Loi est importante qui est en cause, mais plutôt le rôle qu’elle est censée jouer. L’âme de Néphi est « déchirée d’angoisse » suite à l’affirmation de Laman et de Lémuel que la loi était tout ce qui rendait les hommes justes (1 Néphi 17:47), et il entretient de « grandes espérances » que Laman et Lémuel vont finalement se repentir (1 Néphi 16:5). Néphi a pu utiliser la Loi comme « symbole et ombre du Christ », comme le dit Christensen, expressément pour faire appel à la sensibilité deutéronomiste de Laman et de Lémuel.

Léhi et Moïse

La meilleure façon de tester une théorie quelle qu’elle soit est de voir comment elle peut expliquer les contre-indications possibles. Un contre-argument potentiel à la thèse que j’ai esquissée ci-dessus est l’utilisation positive que Néphi et Léhi eux-mêmes font du Deutéronome. Je vais essayer de traiter un exemple significatif de ceci, qui se trouve dans la façon dont Léhi structure son discours d’adieu.

Noel B. Reynolds avance qu’ici Léhi (ou peut-être Néphi dans sa façon de rédiger les discours de Léhi) se présente comme un symbole de Moïse [30], le héros central dans l’esprit des deutéronomistes. Reynolds fait remarquer que c’est là une technique courante utilisée par les anciens auteurs israélites (deutéronomistes).

Des analyses récentes par des spécialistes de l’Ancien Testament montrent que les anciens Israélites attendaient des vrais prophètes qu’ils fassent de telles comparaisons au moins de manière implicite... Les textes de l’Ancien Testament décrivaient délibérément les grands prophètes et héros d’une manière qui mettait en évidence leurs ressemblances avec Moïse, le prophète prédécesseur dont l’appel et les pouvoirs n’étaient pas contestés [31].

La plupart des exemples de cette façon de faire proviennent de l’histoire deutéronomiste (Josué–2 Rois).

Procédé rhétorique, l’intention était de faire passer le message que le prophète ou le héros postérieur était aussi important, à certains égards au moins, que Moïse lui-même. « En construisant l’histoire d’un deuxième personnage de manière à susciter chez le lecteur le souvenir d’une personnalité éminente plus ancienne, l’auteur peut suggérer fortement que la personne plus récente joue un rôle similaire à celui du prédécesseur dans le théâtre de Dieu [32]. » Reynolds avance que dans son discours final à ses fils et à leurs familles (voir 2 Néphi 1), Léhi a calqué son discours sur le discours d’adieu cérémoniel de Moïse dans le Deutéronome.

Le dernier discours de Léhi à son peuple semble évoquer délibérément au moins quatorze thèmes et situations semblables au discours final de Moïse tel qu’on les trouve dans le Deutéronome. Ce faisant, Léhi ajoute le poids du témoignage de Moïse au sien. Ceci est particulièrement important parce que, comme c’est souvent le cas pour le prophète vivant, son peuple acceptait plus volontiers les enseignements d’un Moïse depuis longtemps décédé que ceux des prophètes vivants qu’étaient Léhi et son successeur, Néphi [33].

Comment pouvons-nous expliquer cette utilisation apparemment positive du Deutéronome ? Tout d’abord, il convient de préciser que Léhi n’est pas, comme mentionné précédemment, totalement opposé à la réforme. Deuxièmement, le fait d’être opposé à certaines parties de l’ idéologie d’un groupe particulier qui utilise le Deutéronome comme fondation n’est pas la même chose qu’être opposé à ce texte lui-même [34]. Léhi et Néphi n’étaient pas contre le Deutéronome et n’étaient certainement pas contre Moïse.

Par ailleurs, la dynamique familiale a pu également jouer un rôle. Laman et Lémuel sont lourdement ciblés dans le discours d’adieu de Léhi (voir 2 Néphi 1:2, 12–27). Ici, Léhi, qui les a déjà « exhort[é] alors, avec toute la ferveur d’un père tendre » (1 Néphi 8:37), déploie son ultime plaidoyer pour ses fils rebelles. En tant que deutéronomistes, ils devaient particulièrement vénérer Moïse comme législateur. Ainsi, dans le but d’être aussi convaincant que possible, Léhi va modeler son discours sur la personnalité par excellence qu’il savait que ses fils aînés révéraient le plus [35].

Il est cependant important de souligner que si Léhi se sert de Moïse pour persuader ses fils égarés, comme le souligne Reynolds, il ne considère néanmoins pas son autorité comme dérivée de Moïse mais fait plutôt appel à ses propres révélations spéciales.

Léhi n’utilise le Deutéronome que comme parallèle et non comme fondement pour son enseignement et sa bénédiction. Il a connu les mêmes genres de visions et de révélations que Moïse. Dans une vision, Dieu lui a montré l’avenir mitigé de son peuple et le salut de l’humanité tout entière. Il a vu la naissance et le ministère futurs du Messie, le Fils de Dieu. Il a vu le triomphe de Dieu et de son peuple dans les derniers jours et il a vu Dieu lui-même sur son trône. La dernière chose que Léhi aurait voulu communiquer était que les écrits de Moïse étaient la seule source de la compréhension qu’il avait… Mais il savait que ses fils aînés rebelles rejetaient expressément ses visions, le traitant de visionnaire (1 Néphi 2:11). Il va donc profiter de Moïse comme support. Il formule donc son message en des termes qui devraient rappeler à plusieurs reprises à ses auditeurs le message similaire de Moïse remis lors d’une occasion semblable [36].

Comme mentionné précédemment, les visions et les enseignements messianiques tels que ceux donnés par Néphi et Léhi étaient en conflit avec les idéaux deutéronomistes. Et cependant, Léhi savait que Laman et Lémuel tenaient Moïse en haute estime et a donc cherché à se servir de lui comme archétype de son appel. C’est pourquoi la suggestion ci-dessus que Néphi a pu utiliser la Loi pour faire appel à la sensibilité deutéronomiste de Laman et de Lémuel, tout en essayant de les orienter vers quelque chose de plus grand peut également s’appliquer ici : Léhi s’appuie sur la figure de Moïse parce qu’il sait que cela touchera la corde sensible de Laman et de Lémuel, mais en même temps, il utilise le symbole de Moïse pour suggérer qu’il est lui-même un prophète véritable et légitime.

Conclusion

J’ai tenté d’illustrer comment le contexte social qui entoure la réforme deutéronomique reconstitué par Margaret Barker non seulement explique les actions de Léhi et de Néphi, comme d’autres commentateurs l’ont observé, mais éclaire aussi notre compréhension de Laman et de Lémuel et leur interaction avec le duo prophétique formé par leur père et leur frère cadet. Pour être clair, il faut se rappeler que Néphi et Léhi ne sont pas contre la Loi ni contre le Deutéronome ni même opposés à Josias. Ils sont contre certaines parties du programme idéologique des deutéronomistes. Laman et Lémuel semblent avoir adopté, peut-être délibérément comme le font souvent les adolescents rebelles et pleins de ressentiment, les parties même de cette idéologie que leur père rejetait. Bon nombre des mêmes conflits qui se produisaient à l’époque à Jérusalem apparaissent comme des points de tension entre les frères aînés et leur père et leur odieux petit frère. Le paradigme juxtaposant Léhi et Néphi comme des « sages » de la vieille tradition et Laman et Lémuel comme partisans de l’idéologie deutéronomique pourrait ainsi servir à expliquer une partie de la dynamique de la famille de Léhi. Je ne dis pas cela pour justifier les actions de Laman et de Lémuel : Néphi et Léhi étaient, après tout, de vrais, pas de faux prophètes. Mais ce point de vue permet de donner un sens à leurs actions contre Néphi et Léhi.

Les exemples cités ci-dessus ne sont qu’un échantillon des façons dont ce paradigme pourrait éclairer notre lecture du Livre de Mormon. On pourrait faire beaucoup plus, par exemple, pour étudier comment cette perspective pourrait changer notre lecture de la vision de l’arbre de vie donnée à Léhi [37], la place de Laman et de Lémuel dans ce songe et leur difficulté pour comprendre la vision. Dans cet article, j’ai simplement fourni quelques « études de cas » relativement simples qui, me semble-t-il, servent à jeter les bases permettant de voir en Laman et Lémuel des deutéronomistes.

Bien entendu, quand on met Laman et Lémuel dans un contexte, cela a certaines conséquences. On ne peut plus les voir comme les caricatures sans relief que Néphi fait d’eux. Le contraste entre Léhi et Néphi, d’une part, et Laman et Lémuel, d’autre part, n’est plus la différence flagrante et évidente entre le bien et le mal. Il représente plutôt deux idéologies religieuses concurrentes. Ce n’est pas trop différent de notre monde d’aujourd’hui et nous pouvons maintenant apprécier plus pleinement comment Laman et Lémuel ont pu être amenés à penser, « comme les Juifs qui étaient à Jérusalem » (1 Néphi 2:13), que l’indignation qu’ils manifestent contre leur père et leur frère était justifiée.

NOTES

[1] Grant Hardy, Understanding the Book of Mormon: A Reader’s Guide, New York, Oxford University Press, 2010, p. 33.
[2] À propos du rôle de l’historien ou de l’érudit comme créateur ide context, voir Sam Wineburg, Historical Thinking and Other Unnatural Acts: Charting the Future of Teaching the Past, Philadelphie, Pennsylvanie, Temple University Press, 2001, p. 17–22.
[3] John W. Welch et Robert D. Hunt, “Culturegram: Jerusalem 600 BC”, dans Glimpses of Lehi’s Jerusalem, dir. de publ. John W. Welch, David Rolph Seely et Jo Ann H. Seely, Provo, Utah, FARMS, 2004, p. 22.
[4] Mordechai Cogan, “Into Exile: From the Assyrian Conquest of Israel to the Fall of Babylon”, dans The Oxford History of the Biblical World, dir. de publ. Michael D. Coogan, New York, Oxford University Press, 1998, p. 345.
[5] Margaret Barker, “Joseph Smith and Preexilic Israelite Religion”, dans The Worlds of Joseph Smith: A Bicentennial Conference at the Library of Congress, dir. de publ. John W. Welch, Provo, Utah: BYU Press, 2006, p. 70.
[6] Barker, “Joseph Smith and Preexilic Israelite Religion”, p. 71.
[7] Margaret Barker, “What Did King Josiah Reform?” dans Glimpses of Lehi’s Jerusalem, p. 538.
[8] Brant A. Gardner, Second Witness: Analytical and Contextual Commentary on the Book of Mormon, 6 vols., Salt Lake City, Utah, Greg Kofford Books, 2007–2008, 1:36.
[9] Voir Kevin Christensen, “Paradigms Regained: A Survey of Margaret Barker’s Scholarship and Its Significance for Mormon Studies”, FARMS Occasional Papers 2, 2001, p. 9–11;William J. Hamblin, “Vindicating Josiah,” Interpreter: A Journal of Mormon Scripture. 4, 2013, p. 165–176.
[10] Barker, “What Did King Josiah Reform?” p. 534.
[11] Gardner, Second Witness, 1:41.
[12] Hardy, Understanding the Book of Mormon, p. 39.
[13] Kevin Christensen, “The Temple, the Monarchy, and Wisdom: Lehi’s World and the Scholarship of Margaret Barker”, dans Glimpses of Lehi’s Jerusalem, John W. Welch, David Rolph Seely et Jo Ann H. Seely, dir. de publ., Provo, Utah, FARMS, 2004, p. 497.
[14] Brant A. Gardner, Second Witness: Analytical and Contextual Commentary on the Book of Mormon, 6 vols., Salt Lake City, Utah, Greg Kofford Books, 2007–2008, 1:92.
[15] Les manuscrits de la mer Morte, bien que postérieurs à l’époque de Léhi, fournissent un exemple d’une interprétation qui concorde avec les actions de Léhi. Voir David Rolph Seely, “Lehi’s Altar and Sacrifice in the Wilderness”, Journal of Book of Mormon Studies 10/1, 2001, p. 62–69.
[16] Voir id., p. 66–67.
[17] Voir Christensen, “The Temple, the Monarchy, and Wisdom”, p. 452–457.
[18] Voir John A. Tvedtnes, “A Visionary Man” dans Pressing Forward with the Book of Mormon: The FARMS Updates of the 1990s, dir. de publ. John W. Welch et Melvin J. Thorne, Provo, Utah, FARMS, 1999, p. 29–31; Matthew Roper, “Scripture Update: Lehi as a Visionary Man” Insights 27/4, 2007, p. 2–3.
[19] J’apprécie beaucoup les lumières d’un réviseur anonyme qui a attire mon attention là-dessus.
[20] Voir David Rolph Seely et Fred E. Woods, “How Could Jerusalem, ‘That Great City,’ be Destroyed?” dans Glimpses of Lehi’s Jerusalem, p. 595–610.
[21] Seely et Woods, “How Could Jerusalem ‘That Great City,’ be Destroyed?” p. 596.
[22] Seely et Woods, “How Could Jerusalem ‘That Great City,’ be Destroyed?” p. 605.
[23] Cogan, “Into Exile”, p. 342, 345.
[24] Hardy, Understanding the Book of Mormon, p. 40.
[25] Voir Christensen, “Paradigms Regained” p. 20–21; Christensen, “The Temple, the Monarchy, and Wisdom”, p. 492–495.
[26] Voir Hardy, Understanding the Book of Mormon, p. 42–43; Gardner, Second Witness, p. 148–149.
[27] Kevin Christensen, “Paradigms Regained: A Survey of Margaret Barker’s Scholarship and Its Significance for Mormon Studies”, FARMS Occasional Papers 2, 2001, p. 11.
[28] Christensen, “Paradigms Regained”, p. 19.
[30] Voir Noel B. Reynolds, “Lehi as Moses”, Journal of Book of Mormon Studies 9/2, 2000, p. 26–35; Noel B. Reynolds, “The Israelite Background of Moses Typology in the Book of Mormon”, BYU Studies 44/2, 2005, p. 5–23.
[31] Reynolds, “The Israelite Background”, p. 14.
[32] Reynolds, “The Israelite Background”, p. 15.
[33] Reynolds, “Lehi as Moses”, p. 35.
[34] . Les saints devraient bien comprendre ceci, car beaucoup de « chrétiens bibliques » auto-proclamés ont créé de la même façon des idéologies avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord qui se basent, au moins vaguement, sur des citations bibliques. Le fait que nous ne sommes pas d’accord ne signifie toutefois pas que nous rejetons la Bible elle-même.
[35] Ce que je veux dire ici n’est pas très différent de ce qui a tendance à se produire quand les missionnaires rencontrent des évangéliques zélés pendant leur porte à porte. Dans un effort pour être convaincants, les missionnaires sont souvent amenés à utiliser des passages de la Bible pour enseigner (ou, plus souvent, pour argumenter en faveur de) doctrines propres aux croyants mormons, plutôt que d’utiliser les Écritures modernes qui enseignent souvent ces points de doctrine plus clairement et plus complètement.
[36] Reynolds, “The Israelite Background”, p. 11–12.
[37] D’autres, et plus particulièrement Daniel C. Peterson dans “Nephi and His Asherah”, Journal of Book of Mormon Studies 9/2, 2000, p. 16–25, ont utilisé la religion préexilique et la réforme de Josias comme toile de fond pour commenter les aspects de la vision de Léhi, mais ils n’ont pas exploré la façon dont cette dynamique a pu jouer au sein de sa famille.