PONCTUATION
DANS LE LIVRE DE MORMON
Grant Hardy
FARMS Update, Insights, vol. 24, n°2, 2004, pp. 2-3
© ISPART
Il est bien connu que quand le texte du Livre de Mormon a été traduit «
par le don et le pouvoir de Dieu », il n’y avait pas de ponctuation du
tout dans les manuscrits et que c’est dans cet état que le texte traduit a
été remis à l’imprimerie d’E. B. Grandin. John Gilbert, le typographe,
raconte que quand il s’est mis au travail pour préparer le texte pour la
publication, « chaque chapitre… était un paragraphe d’un seul tenant, sans
le moindre signe de ponctuation, du début à la fin [1]. » Il a donc ajouté
la ponctuation et les paragraphes. Il a fait du bon travail,
particulièrement pour quelqu’un qui lisait le livre pour la première fois,
mais il y a quelques phrases qui auraient pu être ponctuées différemment
avec des résultats différents. Puisque la ponctuation du Livre de Mormon
n’a pas le même statut de révélation que le texte proprement dit, il
pourrait être intéressant de jeter un coup d’œil sur les autres
possibilités.
Par exemple, Alma 54:23-24 se présente actuellement comme suit :
« Je suis Ammoron, et un descendant de Zoram, que tes pères ont enrôlé de
force et ont fait sortir de Jérusalem. Et voici, maintenant, je suis un
fier Lamanite; voici, cette guerre… »
Le mot voici est une interjection courante dans le Livre de Mormon
et signifie plus ou moins « faites attention à ce qui suit » et voici,
maintenant, n’est sans doute rien de plus qu’un renforcement de cette
idée (comme dans Hélaman 7:29). Mais que se passerait-il si nous
supprimions la virgule après maintenant ?
« Je suis Ammoron, et un descendant de Zoram, que tes pères ont enrôlé de
force et ont fait sortir de Jérusalem. Et voici, maintenant je suis un
fier Lamanite; voici, cette guerre… »
Ce serait peut-être mieux de rattacher le maintenant à ce qui suit,
étant donné que ce qu’Ammoron veut faire ressortir, c’est qu’il était
autrefois Zoramite (allié aux Néphites), mais que maintenant il est
Lamanite. En fait, il est maintenant roi des Lamanites (de sorte que le
mot voici peut même être pris dans le sens inhabituel de «
regarde-moi ! »). Cette lecture se justifie aussi dans le contexte du
passage : Ammoron termine une lettre belliqueuse à Moroni par un rejet
violent de la culture néphite et de tout ce qui y est associé. (Soit dit
en passant, le manuscrit originel a ici une formulation légèrement
différente qui semble venir à l’appui de la ponctuation que nous proposons
: « Et voici, je suis maintenant un fier Lamanite… »)
… [L’exemple ci-dessus] ne change pas grand chose au sens, mais il y a au
moins un verset où une ponctuation différente nous emmène dans le monde
des Hébreux d’autrefois. Dans la version actuelle de 2 Néphi 4:3, Néphi
commence son compte rendu des dernières paroles et des dernières
bénédictions de Léhi comme suit :
« C'est pourquoi, lorsque mon père eut fini de parler des prophéties de
Joseph, il appela les enfants de Laman, ses fils, et ses filles, et leur
dit… »
Le mot appela signifie « convoqua », mais si l’on supprime deux
virgules, le contenu change radicalement :
« C'est pourquoi, lorsque mon père eut fini de parler des prophéties de
Joseph, il appela les enfants de Laman ses fils et ses filles, et leur dit…
»
Selon cette lecture, quand Léhi « appel[le] les enfants de Laman ses fils
et ses filles, et leur dit… » ce qu’il fait en réalité, c’est adopter ses
petits-enfants comme ses propres enfants. Cela peut paraître bizarre, mais
cela donne leur sens aux mots qui suivent dans ce verset (« Voici, mes
fils et mes filles, qui êtes les fils et les filles de mon premier-né »)
aussi bien que ceux du verset 5, où il appelle clairement ses
petits-enfants ses fils et ses filles.
Chose encore plus révélatrice, les actes de Léhi rappellent ceux du
patriarche Jacob, qui, dans une situation du même genre – où il donne ses
dernières bénédictions et divise le territoire – adopte les fils de son
fils Joseph (Éphraïm et Manassé) et en fait des tribus indépendantes (voir
Genèse 48:1-6). Un autre argument en faveur de cette interprétation est le
fait que Léhi vient de parler en détail, au chapitre 3, de Joseph et de
ses descendants et lui-même vient de la tribu de Manassé (Alma 10:3) ; il
est certainement au courant du précédent. (Notez que Léhi adopte de même
les enfants de Lémuel dans 2 Néphi 4:8-9.) [2]
Comme pour d’autres passages de la Bible, Genèse 48 a été analysé à fond
par des générations de savants. L’adoption était rare dans l’Israël ancien
et n’est pas mentionnée dans la loi mosaïque, mais ce cas-ci paraît tout à
fait clair. Jacob dit à son fils Joseph :
« Maintenant, les deux fils qui te sont nés au pays d'Égypte, avant mon
arrivée vers toi en Égypte, seront à moi; Éphraïm et Manassé seront à moi,
comme Ruben et Siméon. Mais les enfants que tu as engendrés après eux
seront à toi; ils seront appelés du nom de leurs frères dans leur héritage
» (Genèse 48:5-6).
Le fait de mettre les enfants sur les genoux de Jacob, mentionné au verset
12 (« Joseph les retira des genoux de son père [Jacob] »), est souvent
considéré comme faisant partie d’une cérémonie ancienne d’adoption (voir
aussi Genèse 30:3) [3]. Et Jacob dit expressément que ses actes sont le
résultat d’une révélation concernant ses descendants dans la terre
promise.
Parvenu à la fin de sa vie, Léhi, comme Jacob, essaie de préparer sa
famille à un avenir dans un nouveau pays. Il se fait particulièrement du
souci pour les enfants de ses deux fils aînés, Laman et Lémuel, qui ont
déjà montré des signes de rébellion. Il adopte ces petits-enfants pour
essayer de se les attacher plus étroitement, à lui et à l’alliance donnée
par le Seigneur (dans 2 Néphi 4:4 il leur rappelle les termes de cette
alliance : « Si vous gardez mes commandements, vous prospérerez dans le
pays »).
Cette adoption était une mesure audacieuse, mais elle n’était pas tout à
fait nouvelle. Elle faisait partie de l’histoire familiale d’un homme qui,
après avoir été appelé par Dieu à revivre l’histoire sacrée en voyageant
vers une terre promise, a donné à ses deux fils suivants les noms de Jacob
et Joseph. (C’était là s’écarter de la pratique familiale ; aucun des fils
plus âgés n’avait reçu le nom d’un des patriarches.) En supprimant
quelques virgules, les racines hébraïques des dernières paroles de Léhi
ressortent plus clairement. Comment John Gilbert aurait-il pu le savoir ?
NOTES
1. Le mémorandum complet de Gilbert, qui contient cette déclaration, (il
est daté du 8 septembre 1892) est reproduit dans Royal Skousen, « John
Gilbert’s 1892 Account of the 1830 Printing of the Book of Mormon » dans
The Disciple as Witness : Essays on Latter-day Saint History and
Doctrine in Honor of Richard Lloyd Anderson, dir. de publ. Stephen D.
Ricks, Donald W. Parry et Andrew H. Hedges, 2000. La déclaration se trouve
à la page 402 (p. 3 du mémorandum de Gilbert) ; les majuscules ont été
normalisées.
2. Royal Skousen pense que la formulation de 2 Néphi 4:8 (« il fit amener
devant lui les fils et les filles de Lémuel ») est équivalente à celle du
verset 3 (« il appela les enfants de Laman »). Il explique que les deux
passages font partie d’une séquence narrative dans laquelle appeler (convoquer)
les enfants se justifie puisque « il apparaît que [Léhi] avait toute sa
famille immédiate autour de lui, mais il a fallu appeler les enfants de
ses deux fils ». Néanmoins, Skousen convient que « de toute évidence, Léhi
traite ces petits-enfants comme ses enfants : il appelle les deux groupes
‘mes fils et mes filles’. C’est comme s’il avait renoncé à Laman et à
Lémuel ; il ne s’adresse nulle part directement à eux individuellement » (correspondance
privée, 5 janvier 2004).
3. On trouvera le cadre historique proche-oriental de cette pratique dans
« Adoption » dans l’Anchor Bible Dictionary. John W. Welch a écrit
sur les sujets doctrinaux et juridiques relatifs à 2 Néphi 1-4 (quoique
sans donner cette interprétation-ci). Voir son article « Lehi’s Last Will
and Testament : A Legal Approach », dans The Book of Mormon: Second
Nephi, the Doctrinal Structure, dir. de publ. Monte S. Nyman et
Charles D. Tate, Jr., 1989, pp. 61-82.
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