Une chose étrange dans le pays : le
retour du livre d’Énoch
Première partie
par Hugh W. Nibley professeur émérite d’écritures
anciennes à l’université Brigham Young Ensign, octobre 1975
Certaines visions que reçut Moïse furent aussi révélées au Prophète
Joseph Smith en juin 1830 [1]. En décembre de cette même année furent
également révélés « les écrits de Moïse », qui constituent les chapitres 2
à 8 actuels du livre de Moïse (voir les chapeaux de chapitre). Leur
contenu est censé être la traduction d’un livre véritable écrit à
l’origine par Moïse : « Et maintenant, Moïse, mon fils, je vais te parler
de cette terre sur laquelle tu te tiens, et tu écriras les choses que je
vais te dire. Et le jour où les enfants des hommes mépriseront mes paroles
et en retireront beaucoup du livre que tu vas écrire, voici, j’en
susciterai un autre semblable à toi. Et elles seront de nouveau parmi les
enfants des hommes – parmi tous ceux qui croient » (Moïse 1:40-41).
Dans ses écrits, Moïse rappelle les révélations et transmet les livres
de prophètes plus anciens, selon ce texte qui comprend aussi ce que le
prophète Joseph a intitulé « Extraits de la prophétie d’Énoch ». B. H.
Roberts explique à ce propos : « Il doit être bien entendu… que la
‘prophétie d’Énoch’ se trouve dans ‘les écrits de Moïse’, et que dans le
texte ci-dessus [Moïse, chap. 7], nous n’avons qu’un petit nombre
d’extraits des parties les plus importantes de la ‘prophétie d’Énoch’ [2].
»
Ce qui fut donné à l’Église en 1830 n’était donc pas la totalité
du livre d’Énoch, mais seulement « quelques extraits », un simple abrégé,
mais composé, comme nous allons le voir, avec une merveilleuse habileté ;
cinq ans plus tard, les saints attendaient encore de recevoir un texte
plus complet : « Toutes ces choses furent écrites dans le livre d'Hénoc,
et il en sera témoigné en temps voulu. » Les sections d’Énoch dans le
livre de Moïse furent publiées en 1851 en Angleterre sous le titre «
Extraits de la prophétie d’Énoch, contenant aussi une révélation de
l’Évangile depuis notre père Adam, après qu’il fut chassé du jardin d’Éden
» [3].
La révélation d’Adam remontait, elle aussi, à une source
écrite, parce que le texte fait dire à Énoch, parlant de ses ancêtres, que
bien qu’ils soient morts, « néanmoins, nous les connaissons et nous ne
pouvons le nier, et nous connaissons même le premier de tous, Adam. Car
nous avons écrit un livre de souvenir parmi nous, selon le modèle que le
doigt de Dieu nous a donné » (Moïse 6:45-46). Nous apprenons qu’Énoch
détenait le livre d’Adam et le lut au peuple et le transmit, avec ses
propres écrits, dans le corpus que Moïse retravailla plus tard et que
Joseph Smith finalement traduisit : « Peu après que les paroles d’Énoch
eurent été données, le Seigneur donna le commandement suivant [décembre
1830] : « Voici, je vous dis qu'il ne m'est pas opportun que vous en
traduisiez davantage avant d'aller en Ohio » D&A 37:1 [4].
Les
extraits des travaux et des jours d’Énoch qui se trouvent dans la Perle de
Grand Prix nous fournissent le contrôle le plus appréciable que nous ayons
à ce jour de la bonne foi du Prophète. Ce qui complique les choses depuis
le début dans l’étude du Livre de Mormon et du livre d’Abraham en tant que
traductions, c’est la question des documents originaux. Les critiques ont
consacré presque tout leur temps et toute leur énergie à de vaines
tentatives de montrer que Joseph Smith n’avait pas traduit correctement
certains manuscrits antiques ou que ces manuscrits n’existaient pas.
C’était pour brouiller les pistes puisque personne n’a encore jamais été
capable de prouver que Joseph Smith prétendait traduire un texte déterminé
connu De plus, les experts ont étrangement et obstinément refusé de tenir
compte de centaines de passages de l’Ancien et du Nouveau Testament que
Joseph Smith a traduits d’une façon qui n’est pas en accord avec les
traductions des érudits. Pourquoi ne pas le démasquer là-dessus ? Parce
que pareille démonstration finit par ne rien prouver contre le Prophète :
les manuscrits et les traductions de la Bible différent tellement et l’on
soulève aujourd’hui tant de problèmes déconcertants sur la nature du texte
original qu’il est impossible de prouver que l’une quelconque de ses
interprétations est complètement hors de question. Comme toujours dans ces
cas-là, la discussion en revient aux manuscrits originaux.
Mais en
ce qui concerne le livre d’Énoch, la question d’un manuscrit original ne
se pose jamais. Bien que les chapitres 1 à 8 du livre de Moïse soient
intitulés « Écrits de Moïse », le prophète n’indique nulle part qu’il ait
jamais eu le manuscrit entre les mains. Dix-huit mois auparavant, il avait
écrit une révélation concernant Jean l’apôtre : « La révélation est la
traduction des écrits faits sur parchemin par Jean et cachés par lui-même.
» (Voir en-tête de D&A 7) [5].
Depuis la découverte des manuscrits
de la mer Morte, nous savons qu’il était de pratique courante chez les
saints de l’antiquité d’écrire des révélations sur du parchemin et de les
cacher dans des grottes, ce qui confirme ce passage remarquable de la
révélation moderne. Mais il y a quelque chose de plus significatif encore,
et c’est l’idée que, bien que Joseph Smith ait vu et « traduit » le
document en question, il ne l’a jamais eu entre les mains, en fait, il a
peut-être cessé d’exister depuis longtemps. Tout cela, le document et la
traduction, fut donné à Joseph Smith, le prophète, et à Oliver Cowdery »,
par révélation, lorsqu’ils demandèrent, par l’intermédiaire de l’urim et
du thummim… (voir en-tête de D&A 7).
Ainsi en a-t-il été du livre
d’Énoch, que Joseph Smith nous a transmis tel qu’il lui a été donné. Bien
que son travail ait été beaucoup plus exigeant et ait probablement
nécessité beaucoup plus de concentration et d’efforts mentaux que nous
puissions imaginer, il n’a pas été obligé de chercher un manuscrit perdu
ni de travailler à une traduction.
Aussi sommes-nous obligés de
nous rabattre sur le seul et unique test valable d’authenticité d’un écrit
ancien, qui ne dépend pas du support utilisé, ni de la langue dans
laquelle il a été écrit, ni de la méthode de traduction employée, mais
pose simplement la question : « Comment se situe-t-il par rapport à
d’autres documents reconnus comme authentiques ? » C’est ce que les
critiques du Livre de Mormon et du livre d’Abraham n’ont jamais été
disposés à affronter ; avec le livre d’Énoch, ils n’ont pas d’autre
solution ; et c’est pourquoi, pendant toutes ces années, ils ont tout
simplement ignoré le livre d’Énoch. Et pourtant, il n’y a jamais eu
d’objet plus délicieusement vulnérable et contrôlable que lui. Il offre ce
qui ressemble le plus à un test parfaitement infaillible – clair et net et
décisif – des prétentions de Joseph Smith à l’inspiration.
Le
problème est parfaitement simple et clair : Il y a effectivement eu un
ancien livre d’Énoch, mais il a été perdu et il n’a pas été découvert
avant notre époque où l’on peut le reconstituer valablement à partir de
quelques centaines de manuscrits réalisés dans une douzaine de langues
différentes. Que donne la comparaison de cet Énoch reconstitué avec la
version hautement condensée, mais étonnamment précise et détaillée de
Joseph Smith ? C’est la question à laquelle nous devons nous atteler. Nous
n’avons pas les plaques d’or ni le texte original du livre d’Abraham, mais
il y a une chose que nous avons enfin, dans des documents nouvellement
découverts, un livre qui est, cela ne fait pas un pli, LE livre d’Énoch.
Il nous suffit donc de placer la version de Joseph Smith du livre d’Énoch
– Moïse 6:25 à Moïse 8:3 – côte à côte avec les textes d’Énoch qui ont
paru depuis 1830 pour voir ce qu’ils ont en commun et juger de leur
importance.
Pour ceux qui recherchent la direction divine dans ces
temps troublés, le livre d’Énoch revêt un intérêt particulier, pas
simplement en vertu de son message pertinent et puissant, mais aussi à
cause des circonstances dans lesquelles il a été reçu. Comme le remarque
la History of the Church : « Il peut être bon d’observer ici que le
Seigneur a fortement encouragé et fortifié la foi de son petit troupeau,
qui avait embrassé la plénitude de son Évangile éternel tel qu’il leur
avait été révélé dans le Livre de Mormon, en donnant, concernant les
Écritures, de plus amples informations dont la traduction avait déjà
commencé. Il y avait souvent, parmi les saints, de nombreuses conjectures
et de fréquentes conversations au sujet de livres mentionnés en divers
endroits de l’Ancien et du Nouveau Testament qu’on ne trouvait plus nulle
part. La réflexion courante était : ‘Ce sont des livres perdus’, mais il
semble que l’Église apostolique ait possédé certains de ces écrits, car
Jude mentionne ou cite la prophétie d’Énoch, le septième depuis Adam. À la
grande joie du petit troupeau, qui comptait en tout… environ soixante-dix
personnes, le Seigneur a révélé les événements suivants des temps anciens,
tirés de la prophétie d’Énoch » [6].
Le livre d’Énoch fut donné aux
saints comme récompense pour avoir été disposés à accepter le Livre de
Mormon et pour leur intérêt vif et soutenu pour toutes les écritures, y
compris les livres perdus : c’étaient des chercheurs qui se livraient à
des théories enthousiastes, cherchant sans cesse, comme Adam et Abraham, à
obtenir « une plus grande connaissance » (Abraham 1:2). Et nous avons
appris que si nous cessons de chercher, non seulement nous ne trouverons
pas davantage mais nous perdrons les trésors que nous avons déjà. C’est
pourquoi, il est non seulement judicieux mais urgent que nous commencions
enfin à prêter attention au déversement étonnant d’écrits anciens, qui est
une bénédiction propre à notre génération. Et de tous ces écrits le
premier et le plus important est le livre d’Énoch.
Le livre
perdu d’Énoch
Les premiers auteurs chrétiens savaient tout
sur le livre d’Énoch : en effet, « presque tous les auteurs du Nouveau
Testament le connaissaient bien et étaient plus ou moins influencés par
lui dans leurs idées et dans la formulation », selon R. H. Charles, qui
note : « Il est cité comme étant un ouvrage véritable d’Énoch par saint
Jude et comme écriture par saint Barnabé… Auprès des premiers Pères et
Apologistes, il avait tout le poids d’un ouvrage canonique [7]. » Son
influence est visible dans pas moins de 128 endroits dans le Nouveau
Testament [8] et R. H. Charles peut déclarer que « l’influence de I Énoch
sur le Nouveau Testament a été plus grande que celle de tous les autres
ouvrages apocryphes ou pseudépigraphiques réunis [9]. » Il cite en outre
une trentaine de passages dans les premiers ouvrages juifs et chrétiens
orthodoxes dans lesquels le livre d’Énoch est mentionné explicitement
[10], plus de nombreuses citations du livre que l’on trouve dans les
ouvrages apocalyptiques juifs importants que sont les Jubilés, le
Testament des douze Patriarches, l’Assomption de Moïse, 2 Baruch et 4
Esdras et des citations d’Énoch trouvées chez plus de trente auteurs
patristiques chrétiens [11].
Nous pourrions y ajouter l’abondante
tradition d’Énoch contenue dans le Zohar, un ouvrage dont le prestige et
la respectabilité se sont considérablement accrus ces dernières années et
le fait intéressant que la Pistis Sophia, ce chaînon important entre les
sectaires de la chrétienté égyptienne, mésopotamienne et palestinienne et
le judaïsme, affirme contenir d’importants écrits tirés du « livre de II
Jeu qu’Énoch a écrit [12]. » « Ils devraient trouver les mystères qui sont
dans le livre de Jeu que j’ai fait écrire par Énoch au Paradis… [que j’ai
révélé dans l’arbre de la connaissance et l’arbre de vie] et je lui ai
commandé de les placer dans le rocher d’Ararad [13]. »
« Peu de
temps avant l’ère chrétienne, Énoch devint le héros de tout un cycle de
légendes », qui connut une immense popularité [14]. Les chrétiens
héritèrent des Juifs, et leur enthousiasme pour le livre d’Énoch, et le
livre lui-même, qui était « le plus important des pseudépigraphes des deux
premiers siècles av. J.-C. » [15]. Les écrits hassidiques de l’époque
aussi bien que les écrits cabalistiques ultérieurs montrent leur
dépendance vis-à-vis d’Énoch [16], mais il est important de noter que le
livre d’Énoch n’est pas populaire chez les gnostiques et les philosophes :
il est cité presque exclusivement par les auteurs les plus respectés et
les plus orthodoxes tant chez les Juifs que chez les chrétiens. Ainsi, de
grandes parties du livre perdu d’Énoch furent inclus dans « Pirke de-Rabbi
Eliezer et dans les Hekhalot », deux ouvrages hautement respectés [17].
Récemment, quelques-uns des fragments les plus anciens et les plus
importants d’Énoch ont été découverts parmi les manuscrits de la mer Morte
et il y en a de bien plus importants qui sont encore retenus par leurs
éditeurs chrétiens mal à l’aise ! [18] Il y a plus de cent ans, quand il
commença ses recherches zélées pour retrouver les traces survivantes d’un
livre d’Énoch hébreu, A. Jellinek déclara que la littérature sur Énoch
était l’œuvre des Esséniens [19]. Et c’est là que se situe l’indice
principal qui explique sa disparition.
Comment était-il possible
qu’un livre ayant exercé une si longue influence, une telle autorité et
joui d’une telle vénération se soit perdu ? C’est très simple : il allait
à l’encontre des idées qu’entretenaient les docteurs, aussi bien des Juifs
que des chrétiens, après que ces dignitaires furent tombés sous
l’influence de l’université d’Alexandrie dont les descendants modernes se
sont remis à lui imposer leur censure après sa découverte et ont continué
à le condamner jusqu’à maintenant.
« Mais notre livre contenait
beaucoup de choses dont la nature était contestable, écrit R. H. Charles
avec un soupir, et depuis le quatrième siècle de notre ère, il est tombé
dans le discrédit et, sous l’interdit d’autorités aussi grandes que
Hilaire, Jérôme et Augustin, il disparut peu à peu de la circulation et le
christianisme occidental finit par en ignorer l’existence [20]. » Énoch «
tomba rapidement dans l’oubli », reconnaît C. C. Torrey, parce qu’il ne
présentait pas un très grand attrait pour les chrétiens et parce qu’il
était « trop gros » à copier et à manipuler [21]. Cette explication est
aussi faible que celle de saint Augustin qui, tout en admettant que « nous
ne pouvons nier qu’Énoch… ait écrit des choses inspirées [divines],
puisque l’épître canonique de Jude le dit », refuse de l’accepter
uniquement parce que les docteurs juifs le rejettent - un argument qui
n’avait absolument aucun poids aux yeux des premiers chrétiens [22] ».
« Contestable » pour qui ? Pour quels chrétiens Énoch ne possédait-il
pas « un très grand attrait » ? La réponse est parfaitement claire :
c’étaient les savants rabbins et docteurs du quatrième siècle qui étaient
offensés par lui.
Dans sa récente étude sur le judaïsme
hellénistique, H. F. Weiss en vient au fait : C’est en tant qu’écrits
inspirés ou révélés que de grands ouvrages apocalyptiques tels qu’Énoch,
IV Esdras et Baruch, « ont été systématiquement étouffés et supprimés par
le judaïsme rabbinique-pharisaïque ‘officiel’, ostensiblement à cause de
leur contenu apocalyptique » [23]. Ils ne sont pas simplement tombés dans
l’oubli, ils ont été délibérément et systématiquement détruits.
Ainsi donc, jusque tout récemment, les quelques fragments rescapés d’Énoch
viennent de copistes chrétiens et plus un seul texte juif des Douze
Patriarches, qui s’inspire fortement d’Énoch, ne survit. De plus, on n’a
jamais trouvé la moindre représentation d’Énoch que ce soit dans l’art
juif ou dans l’art chrétien ancien. Le problème était, dit R. H. Charles,
que dans Énoch, « le côté apocalyptique ou prophétique du Judaïsme »
s’affrontait à la doctrine rabbinique ou halachique, c'est-à-dire, au «
Judaïsme qui se présentait comme le seul et unique Judaïsme
orthodoxe….après 70 apr. J.-C. », qui le damnait à jamais comme étant une
création essénienne [25]. C’est la même histoire avec les chrétiens. Ce
sont « des autorités telles que Hilaire, Jérôme et Augustin » qui
bannirent le livre d’Énoch. C’étaient tous des hommes sortis des grandes
écoles, imprégnés de l’éducation rhétorique et sophiste de l’époque,
admettant très volontiers que les chrétiens des époques précédentes
entretenaient des idées et des croyances très différentes des leurs [26].
Ils savaient aussi que les premiers chrétiens chérissaient le livre
d’Énoch qui était pour eux un livre canonique, mais cela, ils n’en
voulaient pas. La transition est représentée par le grand Origène, un
autre produit de l’école d’Alexandrie, qui vécut un siècle avant eux : il
cite Énoch, mais avec quelques réserves, trouvant qu’il ne pouvait être
d’accord avec les enseignements de ce livre quelque eût été la vénération
que les premiers chrétiens lui vouaient [27].
À l’heure actuelle,
la découverte sensationnelle de nouveaux manuscrits oblige les docteurs
juifs et chrétiens à traiter Énoch avec un respect nouveau. Témoins deux
extraits d’encyclopédies catholiques, d’hier et d’aujourd’hui. En 1910,
l’Encyclopédie catholique balayait l’idée que l’épître de Jude témoigne de
l’existence dans les temps anciens du livre d’Énoch : « Certains auteurs
ont supposé que St Jude citait ces mots du prétendu livre apocryphe
d’Énoch mais, puisqu’ils ne s’intègrent pas dans son contexte (éthiopien),
il est plus raisonnable de supposer qu’ils ont été interpolés dans le
livre apocryphe à partir du texte de St Jude. L’Apôtre a dû emprunter ces
mots à la tradition juive [28]. » Mais dans la Nouvelle Encyclopédie
catholique de 1967, c’est autre chose. Non seulement Jude cite bel et bien
un livre d’Énoch, mais « le passage entier de Jude 1:4-15 révèle sa
dépendance vis-à-vis de l’Énoch éthiopien [29] ». Quand un récent article
de l’éminente revue Scientific American cherche à démontrer comment toutes
nos idées concernant les religions juive et chrétienne anciennes ont été
radicalement augmentées et modifiées ces quelques dernières années, son
témoin principal est le livre d’Énoch nouvellement découvert [30]. Le
dernier reste encore existant des paroles d’Énoch provenant du monde
antique est un passage cité par l’auteur byzantin George Syncellus, vers
800 apr. J.-C. Ceci n’était cependant qu’un simple extrait de moins d’une
page ; les écrits eux-mêmes avaient entre-temps disparu depuis longtemps
[31]. Car, « à partir du IVe siècle, l’Église latine cessa de s’intéresser
» à Énoch, tandis que « l’on ne trouve plus que quelques traces, qui ont
encore brièvement existé, dans l’Église grecque [32]. » Tout ce que le
Moyen Age possédait comme seul reste du livre d’Énoch était un misérable
proverbe arabe qui disait : « La piété attire facilement l’argent »,
proverbe qui ne venait pas du tout d’Énoch [33].
Les bruits
courent
Dès l’aube de la Réforme, le bruit commença à
courir qu’il existait bel et bien un livre d’Énoch. Vers le moment où
Christophe Colomb mettait à la voile, Johann Reuchlin fut enthousiasmé par
la nouvelle que le célèbre Pic de la Mirandole († 1494) « avait acheté un
exemplaire du livre d’Énoch pour une très forte somme d’argent » [34]. Il
est fort possible que le bruit ait été authentique, selon Nathaniel
Schmidt, qui note que « il est possible…que la collection de Pic ait
contenu une copie de l’Énoch hébraïque… Il a pu y avoir aussi une copie de
l’Énoch éthiopien [35] ». Les rumeurs furent à l’origine des faux
habituels et, en 1494, Reuchlin écrivit contre ceux qui publiaient des
livres avec des titres alléchants, prétendant que c’étaient les livres
d’Énoch, dont l’ancienneté prouvait qu’ils étaient plus saints que les
autres livres, proclamant faussement que certains avaient appartenu à
Salomon, trompant ainsi facilement les oreilles des ignorants. Il avait
entendu, affirmait-il, qu’un de ces livres était en vente, qu’il supposait
être une contrefaçon tardive basée sur Josèphe [36]. Ceci ne voulait pas
dire que Reuchlin cessa de rechercher le vrai livre d’Énoch. En 1517, il
écrivit que « les livres d’Énoch et d’Abraham, notre père, ont été cités
par des hommes dignes de confiance, et d’innombrables auteurs anciens,
dont les écrits sont actuellement perdus, confirment la probabilité que
leurs ouvrages ont été perdus de la même façon, et cependant nous ne
doutons pas qu’un grand nombre d’entre eux ont survécu [37]. »
Avec
la « redécouverte » générale de la Bible lors de la Réforme, « le livre
d’Énoch suscita fortement l’attention et éveilla une grande curiosité [38]
», comme ce fut le ca s parmi ceux à qui le Livre de Mormon parvint à une
époque de lumières ultérieure. Mais, comme on sait, les grands
réformateurs, dans leur zèle sans bornes pour la Bible, condamnèrent les «
misérables apocryphes », qui avaient la présomption de vouloir être
classés avec elle [39]. Jean Calvin considérait qu’Énoch n’était ni plus,
ni moins, qu’un mortel ordinaire dont l’enlèvement au ciel n’était rien de
plus qu’une « sorte de mort extraordinaire » et il prétendait, avec les
docteurs juifs, que le passage disant que « Énoch marchait avec Dieu »
voulait tout simplement dire qu’il recevait l’inspiration [40]. En 1553,
l’humaniste Guillaume Postel, renommé à la Cour de France pour sa
connaissance sur le terrain du Proche-Orient, annonçait : « J’ai entendu
dire qu’il y a des raisons de croire qu’il y a des livres d’Énoch à Rome
et un prêtre éthiopien m’a dit que ce livre est considéré comme canonique
et qu’il est attribué à Moïse dans l’Église de la reine de Saba [l’Église
abyssinienne] [41]. » Le fameux Codex Alexandrinus, qui fut présenté en
1633 au roi Charles 1er d’Angleterre, fut accompagné d’Égypte jusqu’à
Constantinople par Gilles de Loches, un moine capucin, qui vivait en
Égypte. Ce moine parla à Peiresc, le célèbre érudit et collectionneur de
manuscrits de Pise, d’un monastère possédant huit mille volumes, parmi
lesquels il avait vu un livre d’Énoch [42]. Comme le raconta
l’orientaliste allemand Ludolf une génération plus tard : « Gassendi, dans
sa Vie de Peiresc, parle, entre autres choses, d’un capucin, Aegidius
Lochiensis, qui avait passé sept ans en Égypte : Il dit qu’il mentionne
parmi d’autres choses un Mazhapha Einok, ou prophétie d’Énoch, déclarant
ce qui allait arriver jusqu’à la fin du monde, un livre jamais vu
jusqu’ici en Europe, mais écrit dans les caractères et la langue des
Éthiopiens ou Abyssiniens parmi lesquels il était conservé. Là-dessus,
Peiresc, rempli d’enthousiasme et brûlant du désir de l’acheter à
n’importe quel prix, déploya tous ses efforts pour se l’approprier [43]. »
On sait maintenant que c’était l’authentique Énoch éthiopien, mais Schmidt
commente que la réaction des savants de l’époque fut de supposer que
Peiresc s’était fait rouler [44].
Le dernier extrait authentique du
livre d’Énoch à avoir été écrit fut le premier à être découvert huit cents
ans plus tard. Ce fut ce prince des savants, Joseph Justus Scaliger, qui,
vers 1592, reconnut le passage mentionné ci-dessus quand il fut cité par
l’historien byzantin Syncellus comme étant un extrait authentique du livre
perdu d’Énoch. Pourtant Scaliger « parlait du livre en termes peu
flatteurs… tout en reconnaissant que Jude le citait [45] ». L’affaire en
resta donc là avec un Énoch discrédité et balayé par l’homme même qui
l’avait découvert.
Vers la fin du XVIIe siècle, le monde savant
perdit son imagination et son enthousiasme d’antan, grâce au scepticisme
contagieux d’experts bien décidés à se prouver les uns aux autres leur
solide conservatisme. Le manuscrit d’Énoch de Peiresc aboutit à la
bibliothèque Mazarine de Paris où l’érudit prussien Job Ludolf se rendit
en 1683 avec une publicité considérable pour le mettre à l’épreuve.
Schmidt écrit que Ludolf eut tôt fait de conclure que ce n’était pas du
tout le livre d’Énoch : « On voit directement au titre que ce n’est pas
Énoch : ‘Révélations d’Énoch en éthiopien’ [46]. » Quant au contenu du
livre, il était tout simplement écœurant : « À dire vrai, il contient des
fables puantes [putidas] si grossières et si viles que la lecture m’en
était insupportable…. Que le lecteur juge alors à quel point ces
‘révélations’ d’Énoch sont belles à quel point elles sont dignes de leur
splendide reliure et de leur somptueuse édition ! Nous préférerions garder
le silence vis-à-vis de ce livre, le plus idiot de tous, s’il n’y avait le
fait que tant d’hommes illustres en ont fait mention [47]. » Ludolf
l’examina à la Bibliothèque Mazarine et le déclara totalement mauvais.
Mais alors, Schmidt résume la chose : « Ludolf, qui ne croyait pas qu’il y
eût jamais eu de livre d’Énoch peut être pardonné… [48]. » Vraiment ?
C’était justement cela, son problème : il ne croyait pas que pareil livre
eût jamais existé, exactement comme les égyptologues à qui l’on a demandé
de juger le livre d’Abraham ont abordé leur tâche avec la ferme conviction
qu’il n’y avait jamais eu de livre de ce genre. Pour lui, comme pour eux,
il n’y avait qu’une seule conclusion possible.
Mais le monde
chrétien reçut avec gratitude le verdict final des savants (exactement
comme plus tard en 1912!) et par conséquent l’étude d’Énoch fut abandonnée
pendant 90 ans jusqu’à ce que la découverte de nouveaux manuscrits mette
fin au blocage intellectuel. Jusqu’à la déclaration de Ludolf, la
recherche d’Énoch avait été « un sujet très productif en critiques et en
discussions théologiques » ; mais une fois que Berlin eut parlé, « l’idée
qu’un livre d’Énoch existait en Éthiopie fut complètement abandonnée et on
n’y pensa plus [49] ». Comme le faisait encore remarquer avec soulagement
un savant en 1870 : « Quand Job Ludolf alla plus tard à Paris, à la
Bibliothèque Royale, il constata que c’était une œuvre fantaisiste et
stupide. Suite à cette déception, l’idée de le découvrir en éthiopien fut
abandonnée [50]. » À la suite de l’apport faisant autorité de Ludolf, «
tout espoir d’obtenir le livre fut abandonné partout en Europe… De l’avis
général, il fallait le ranger parmi les livres irrévocablement perdus [51]
». Même encore de nos jours, alors qu’ils devraient être mieux informés
que cela, « les éditeurs et les commentateurs modernes », suivant N.
Schmidt, continuent à « répéter avec approbation les réflexions
dédaigneuses de Ludolf [52]. »
Ainsi donc, suivant le sentier battu
de la science autoproclamée, les experts auraient continué à se citer
automatiquement les uns les autres pendant des générations, le livre
d’Énoch soigneusement mis de côté comme étant un mythe, si le célèbre
explorateur James Bruce n’avait pas rapporté chez lui de son voyage
historique aux sources du Nil Blanc et du Nil Bleu en 1773, trois
exemplaires de cette même version éthiopienne.
Notes
1. Livre de Moïse, en-tête du chapitre 1. 2. History of
The Church of Jesus Christ of Latter-day Saints 1:132–33. 3. Liverpool,
F. D. Richards, 1851, p. 1. 4. History of the Church 1:139. 5. Id.,
1:35–36. 6. Id., 1:131–33. 7. R. H. Charles, The Book of Enoch,
Londres, Oxford University Press, 1913, p. ix, n. 1. Comparez avec ses
Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament (Oxford, 1912, reprint
1964), 2:163, où il affirme que « certains de ses auteurs… appartenaient à
la vraie succession des prophètes… manifestant à l’occasion l’inspiration
des prophètes de l’A. T. » 8. Charles, Book of Enoch, pp. xcv–xcix, dit
que beaucoup de « passages du Nouveau Testament… que ce soit pas la
phraséologie ou par les idées dépendent directement de poassages de 1
Énoch ou en sont des illustrations. » Dans le Nouveau Testament, selon une
Encyclopedia Britannica actuelle (1973), 8:604, « Énoch lui-même est
mentionné dans Luc Luc 3:37; Hé. 11:5; Jude 1:14 … » et il est fait
allusion à lui dans Jude 1:4–15, Mt. 19:28, Mt. 26:24, Luc 16:9, Jn 5:22,
1 Th. 5:3, 1 Pi. 3:19 et suiv. et Apocalypse. 9. Charles, Book of
Enoch, p. xcv. 10. Id., pp. xii–xiii. 11. Id., pp. lxx, lxxix,
sources juives, lxxxi–xci, sources chrétiennes. 12. Pistis Sophia, p.
246 (manuscrit Askew). 13. Id., p. 254. 14. Emmanuele da San Marco,
“Libro di Henoch,” Enciclopedia Cattolica (Vatican, 1951), 6:1405. 15.
Charles, Book of Enoch, p. x; il ne le cédait en influence qu’au livre
canonique de Daniel, Klaus Koch, Ratlos vor der Apokalyptik, Gütersloh,
Gütersloher Verlagshaus, 1970, pp. 19–20. 16. A. Jellinek, Bet
ha-Midrasch, Jérusalem, 1967, 2:xxx. 17. Jellinek, l.c. On trouvera une
liste de citations d’Énoch chez les auteurs cabalistes dans Isaac Myer,
Qabbalah, Philadelphie, 1888, p. 166. 18. « Jusqu’à présent, il n’y a
que deux fragments araméens qui ont été publiés… Vu cette importante
découverte, il pourrait sembler prématuré de publier un texte grec avant
la publication de ces fragments… Malheureusement, ceci s’est avéré
impossible et le retard prolongé… de l’Énoch araméen et la situation
confuse récente concernant la garde des manuscrits araméens font qu’il
serait à déconseiller de retarder encore cette édition grecque provisoire.
» Martin Black, Apocylpsis Henochi Graece, Leiden, E. J. Brill, 1970, p.
7. 19. A. Jellinek, “Hebräische Quellen für das Buch Henoch,
Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 7 (1853), p. 249.
20. Charles, Book of Enoch, p. ix. 21. C. C. Torrey, The Apocryphal
Literature, New Haven, Yale University Press, 1945, p. 27. 22. St.
Augustine, La Cité de Dieu, 15:23. 23. Hans-Friedrich Weiss,
Untersuchungen zur Kosmologie des hellenistischen und palästinischen
Judentums (Berlin, Akademie-Verlag, 1966), p. 119. 24. H. Leclercq,
“Hénoch,” dans F. Cabrol et H. Leclercq, Dictionnaire d’Archéologie
Chrétienne et de Liturgie, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1925, 6:2246.
25. Charles, Book of Enoch, p. ciii. 26. On retrouve cette attitude
dans l’ouvrage de l’auteur When the Lights Went Out: Three Studies on the
Ancient Apostasy, Deseret Book, 1970, p. 57. 27. Dans son ouvrage Des
premiers Principes, l:iii:3, Migne, Patrologiae Graecae 11:147 et suiv.)
et 4:35, Patrologiae Graecae 11:409, Origène recourt au « Livre d’Énoch »
à l’appui de ses théories sur la Création, mais quand Celse cite Énoch, il
fait cette objection : « Il faut prendre encore moins au sérieux les
choses que Celse semble avoir tirées sans les comprendre du Livre d’Énoch…
» (Contra Celsum 5:54; Patrologiae Graecae 11:1265). Il dit que les choses
sont « très confuses » et « pas prises très au sérieux comme écriture »
puisqu’elles contiennent « des choses qui ne sont pas prêchées
(prononcées) ni entendues dans les églises de Dieu, que personne ne
commettrait la sottise de les comprendre littéralement » (Patrologiae
Graecae 11:1268–69). 28. A. J. Maas, “Henoch,” The Catholic
Encyclopedia, New York, Robert Appleton Company, 1910, 7:218. 29. J.
Plastaras, “Henoch,” New Catholic Encyclopedia, New York, McGraw-Hill Book
Company, 1967,, 6:1019. 30. M. E. Stone, “Judaism at the Time of
Christ,” Scientific American 228, janvier 1973, p. 80–82. 31. Le
fragment Syncellus, tiré de sa Chronographia, éd. Dindorf, 1829, 1:47, est
reproduit dans l’annexe de R. H. Charles, Book of Enoch, p. 305. Allusion
y est faite par George Cedrenus, v. 1100 apr. J.-C., éd. Bekker, p. 17;
Migne, Patrologiae Graecae 121:41, 44–45, 476). 32. Migne, Dictionnaire
des Apocryphes, Paris, 1856, 1:396. 33. Id., p. 397. Il est cité par
Peter Alphonsus, et est simplement une forme latinisée du credo bien connu
du marchand musulman : Al-kasib habib ul-lah! 34. Nathaniel Schmidt,
“Traces of the Early Acquaintance in Europe with the Book of Enoch,”
Journal of the American Oriental Society 42, 1922, p. 45. 35. Id., p.
47. 36. Id. 37. Id., p. 45. 38. J. M’Clintock, Cyclopaedia of
Biblical, Theological, and Ecclesiastical Literature, New York, Harper &
Brothers Publishers, 1870, 3:225. 39. Voir le traitement par l’auteur
dans Since Cumorah: The Book of Mormon in the Modern World, Deseret Book,
1970, pp. 32–35. 40. A. L. Davies, “Book of Enoch,” Dictionary of the
Apostolic Church, édité par James Hastings, 1:334. 41. Schmidt, p. 50,
situant la rencontre entre Postel et l’ecclésiastique aux environs de
1536. 42. Id., p. 50. 43. Migne, Dict. des Apocryphes 1:399. 44.
Schmidt, p. 51. 45. Michael Stuart, “Christology of the Book of Enoch,”
The American Biblical Repository, ser. 2, 3, janvbier 1840, p. 88. Voir
plus haut, note 31. 46. Schmidt, pp. 51–52. 47. Id. 48. Id.
49. Migne, Dict. des Apocryphes 1:397. Toutefois, en 1736, Johann Albert
Fabricius, dans son Codex Pseudepigraphus Veteris Testamenti, Hambourg,
1722, 1:22, rassemble et reproduit tous les passages existants des pères
de l’Église concernant Énoch (Migne, 1:399). 50. M’Clintock, 3:225.
51. Stuart, 3:89. 52. Schmidt, p. 52. |