CHAPITRE CINQ : la ville et le sable

Léhi le Poète

Le discours puissant qui, seul, permit à Léhi de tenir ses fils rebelles en bride est un don exigé de tout vrai cheik du désert, et de fait, face aux orgueilleux et susceptibles Bédouins, c’est la seule arme que possède le cheik car, comme nous l’avons vu, il ne peut pas utiliser la force. Le vrai dirigeant, dit une poétesse arabe d’autrefois, « n’était pas de ceux qui gardaient le silence lorsque commençaient les joutes verbales ». Lorsque les hommes se réunissent dans la tente du chef pour y tenir conseil, le dirigeant « parle à toute l’assemblée en utilisant une succession de sages conseils mêlés de proverbes opportuns », exactement comme Léhi avec ses paraboles sans fin. « Les gens d’un autre pays, en les entendant parler, dit notre informatrice, les croiraient tout simplement remplis d’un don surnaturel[1]. » « Des exclamations poétiques... fusaient tout autour de moi, dit Burton, montrant à quel point la langue de l’Arabe s’empreint d’imagination sous l’influence d’une forte passion ou de l’enthousiasme religieux[2]... » Visitons la tente de Léhi. « Je retournai à la tente de mon père, dit Néphi (1 Néphi 15:1-2, "6), Et... je vis mes frères, et ils se disputaient entre eux à propos des choses que mon père leur avait dites… et… après avoir reçu de la force, je parlai à mes frères (v. 15)... et... lorsque moi, Néphi, j’eus fini de parler à mes frères... ils s’humilièrent devant le Seigneur... (1 Néphi 16:1, 5). Grande est la puissance de la parole chez les gens du désert, et si le langage de Léhi nous parait étrangement rempli d’exclamations et pompeux, c’est parce qu’il suit le modèle ancien, « par l’esprit du Seigneur, qui était en notre père » (1 Néphi 15:12).

En outre Léhi était poète et il n’est pas de passage plus remarquable dans le Livre de Mormon que les éloquentes petites strophes dans lesquelles il s’adressa lors d’une occasion mémorable à ses fils rebelles.

C’était juste après que le premier camp eut été dressé, après avoir, comme il se doit, accompli les rites d’actions de grâces qui s’imposaient à « l’autel de pierres » ("1 Néphi 2:7), que Léhi, étant alors libre pour examiner le décor plus à loisir (car parmi les gens du désert, ce sont les femmes qui dressent et démontent le camp, bien que les cheiks doivent officier dans le sacrifice), se mit en devoir, comme il en avait le droit, de donner à la rivière le nom de son premier-né et à la vallée celui de son deuxième fils (1 Néphi 2:6-8, 14). Les hommes examinèrent plus attentivement le terrain, comme le font toujours les Arabes après avoir dressé le camp dans un endroit où ils envisagent de passer un certain temps, et découvrirent que la rivière « se déversait dans la mer Rouge » à un endroit « près de son embouchure » (1 Néphi 2:8-9), ce qui suggère le golfe d’Akaba à un endroit un peu au-dessus du détroit de Tiran. Lorsqu’il vit le spectacle, peut-être du flanc du mont Musafa ou du mont Mendischa[3], Léhi se tourna vers ses deux fils aînés et récita ses strophes remarquables. Apparemment Néphi se trouvait tout près, car il note les circonstances avec le plus grand soin.

Et lorsque mon père vit que les eaux de la rivière se déversaient dans la source de la mer Rouge, il parla à Laman, disant: Oh ! si tu pouvais être semblable à cette rivière, coulant continuellement jusque dans la source de toute justice !

Et il dit aussi à Lémuel: Oh ! si tu pouvais être semblable à cette vallée, ferme et constant, et immuable à garder les commandements du Seigneur ! (1 Néphi 2:9-10).

Il n’y a pas de sujet qui ait été étudié plus intensivement pendant un plus grand nombre d’années que celui de la poésie sémitique primitive; nulle part on ne pourrait trouver d’illustration plus parfaite des points sur lesquels on est maintenant d’accord à propos de la nature et de la forme de la poésie originelle que dans ce bref récit de Néphi.

Il y a tout d’abord l’occasion: c’était le spectacle de la rivière coulant dans le golfe qui inspira Léhi de s’adresser à ses fils. Dans une étude célèbre, Goldziher fait remarquer que les plus anciens poèmes du désert jamais cités sont « ces Quellenlieder (chants composés en l’honneur de l’eau fraîche) que, selon l’ouvrage de St-Nil, les anciens Arabes avaient l’habitude d’entonner après s’être rafraîchis et lavés dans une fontaine d’eau courante découverte lors d’un long voyage[4]. » Le récit même de Nil est une description frappante de ce par quoi passa la compagnie de Léhi:

Le lendemain... après avoir voyagé, comme c’est l’habitude, dans le désert par des itinéraires détournés, errant en terrain difficile, obligés de se détourner tantôt par ici tantôt par là, contournant des montagnes, trébuchant sur un sol accidenté et tourmenté, à travers des défilés quasiment impénétrables, ils virent dans le lointain une tache de verdure dans le désert; et s’efforçant d’atteindre la végétation par laquelle l’oasis pourrait fournir un campement ou même supporter l’installation de certains d’entre eux (nous lisons nomadikon plutôt que monadikon, qui n’a pas de sens), supposaient-ils, ils fixèrent le regard sur elle tout comme le pilote ballotté par la tempête aperçoit le port. En y arrivant, ils découvrirent que l’endroit ne décevait pas leur attente et que leur imagination avide ne les avait pas poussés à de faux espoirs. Car l’eau était abondante, pure à la vue et bonne au goût, de sorte que l’on pouvait se demander si c’était l’œil ou la bouche qui éprouvait le plus de plaisir. En outre, il y avait du fourrage en suffisance pour les animaux; ils déchargèrent donc les chameaux et les laissèrent paître librement. Quant à eux, ils ne pouvaient se passer de l’eau, buvant, barbotant et se baignant comme s’ils ne pouvaient s’y ébattre assez. Ils récitèrent donc des chants à son éloge [de la rivière] et composèrent des hymnes à la source[5]. 

Ibn Qutayba, dans un ouvrage célèbre sur la poésie arabe, cite un grand poète du désert, Abu Sakhr, qui dit que rien sur la terre ne fait venir si facilement des vers à l’esprit que la vue d’eau courante et de lieux sauvages[6]. Ceci ne s’applique évidemment pas seulement aux sources, mais à toute eau courante. Thomas raconte que ses Arabes, en arrivant à l’Umm al-Hait, saluèrent l’endroit d’un chant à la louange de « la pluie continue et courante », dont l’abondance remplissait le lit de l’oued, « coulant entre le sable et le cours de la rivière[7] » ; de la même manière, Léhi prend comme le plus admirable des exemples « cette rivière coulant continuellement », car, pour les gens du désert, il n’y a pas de chose plus miraculeuse ni plus belle sur la terre qu’une eau qui coule continuellement. Dans l’épisode le plus émouvant du livre Le vent, le sable et les étoiles, de Saint-Exupéry, les chefs arabes qui regardent les merveilles de Paris avec une totale indifférence poussent des cris de pieux ravissement à la vue d’un torrent dans les Alpes[8]. Lorsque les Bani Hilal s’arrêtèrent à leur première oasis, sa beauté et la végétation verte leur rappelèrent la patrie qu’ils avaient quittée, « et ils pleurèrent beaucoup à ce souvenir[9] ». C’était précisément parce que Laman et Lémuel se lamentaient  bruyamment de la perte de leur agréable « pays de Jérusalem… et leurs choses précieuses » (1 Néphi 2:11) que leur père fut poussé à s’adresser à eux en cette occasion particulière.

Si les tout premiers poèmes du désert étaient des chants inspirés par le beau spectacle de l’eau courante, personne aujourd’hui ne connaît la forme qu’ils revêtaient. On ne peut que la déduire de  la forme de poésie sémitique la plus ancienne que l’on connaisse. C’est le saj’, brève exhortation ou injonction prononcée avec une telle solennité et une telle ferveur qu’elle devient une espèce de psalmodie. On peut citer comme exemples les incantations magiques, les malédictions et des déclarations officielles des maîtres, des prêtres et des juges. Dès les temps les plus reculés, le saj’ fut la forme sous laquelle s’annonçaient l’inspiration et la révélation[10]. Celui qui prononçait le saj’ ne cherchait pas consciemment la forme métrique, mais ses paroles étaient nécessairement plus qu’une simple prose et étaient reçues par leurs auditeurs comme de la poésie. Le saj’ avait pour effet, dit-on, d’intimider complètement l’auditeur et était considéré comme faisant absolument force de loi sur la personne à qui il s’adressait, son but étant d’obliger à l’action[11].

Les paroles de Léhi à ses fils prennent exactement cette forme d’un appel bref, solennel et rythmique. Le fait que le discours adressé à Laman correspond exactement à celui adressé à son frère montre que nous avons ici une formule officielle semblable au saj’. La plus grande fierté du poète du désert est de pouvoir dire: « J’exprime une strophe et après elle sa sœur », car le fin du fin en poésie était de réaliser deux strophes parfaitement parallèles dans la forme et le contenu. Peu de personnes y sont jamais arrivées, et Ibn Qutayba observe que la strophe ordinaire est suivie non pas par une « sœur », mais tout au plus par une « cousine »[12]. Et cependant Léhi semble avoir réussi. Il ne peut y avoir de doute quant à la ferveur morale et à l’intention didactique de sa récitation; le fait que Néphi rapporte cet épisode dans un livre où il n’y a, comme il le dit, que la place pour l’essentiel montre la profonde impression qu’il fit sur lui.

En s’adressant à ses fils dans ce qui ressemble à un petit chant, Léhi fait exactement ce que fait Ésaïe (Ésaïe 5:1-7) lorsqu’il parle à Israël en un schirat dodi, une psalmodie amicale, chant populaire à propos d’une vigne qui, une fois que l’attention de l’auditeur a été éveillée, se transforme en une tirade morale très sérieuse[13]. En une autre occasion, comme nous l’avons remarqué, il emploie l’image populaire de l’olivier. Le vers d’introduction classique des vieux poèmes du désert est : « Ô mes deux êtres chers ! (ou amis) », introduction qui, dit Ibn Qutayba, doit être évitée, « puisque seuls les anciens savaient comment l’utiliser convenablement, unissant une manière douce et naturelle au grandiose et au magnifique[14] ». Le poème de Léhi est un exemple de ce qu’on entend par là : il s’adresse séparément à ses deux fils mais en employant pour chacun le vocatif particulier et typiquement arabe : Oh ! si tu... ! » (Ya laitaka), et décrit la rivière et la vallée en des termes d’une concision et d’une simplicité inégalées et de la manière vague et générale des vrais poètes du désert dont Burton dit : « Il y a une rêverie dans l’idée et une brume jetée sur l’objet, infiniment attirantes mais indescriptibles[15] ». Le langage de Léhi est de cette espèce simple, noble mais floue.

Selon Richter, le meilleur exemple possible du qasida arabe primitif (le nom est donné à la poésie véritable la plus ancienne du désert) est fourni par ces vieux poèmes dans lesquels l’être cher est comparé à une terre « dans laquelle coulent des fleuves abondants... avec impétuosité et tourbillonnement, de sorte que l’eau déborde constamment tous les soirs[16] ». Ici l’eau « coulant continuellement » est comparée à la personne à laquelle on s’adresse, comme dans le « chant » de Léhi à Laman. Le qasida original, affirme la même autorité, était construit sur le motif de la supplication (werbenden, de là le nom qasida), pas nécessairement érotique à l’origine, comme on le pensait autrefois, mais traitant plutôt de l’éloge de la vertu en général (Tugendlob)[17]. Ibn Qutayba prétend même que le thème d’amour introductif était simplement un procédé utilisé pour attirer l’attention des auditeurs masculins et n’était pas du tout le sujet réel du poème[18]. Le schéma habituel est simple: (a)   L’attention du poète est attirée par un phénomène naturel impressionnant, ordinairement de l’eau courante ; (b) ceci l’amène à réciter quelques mots à son éloge, le portant à l’attention d’un compagnon de voyage bien-aimé et (c) en faisant une leçon de choses pour ce dernier, qu’il exhorte à y ressembler. Burton donne un bon exemple: à la vue de l’Oued al-Akik le poète nomade est poussé à s’exclamer:

« Ô mon ami, ceci est Akik, sois-lui donc fidèle, t’efforçant d’être distrait par l’amour, même si tu n’es pas réellement un amant »[19].

On dirait une espèce de chant d’amour, même s’il est un peu étrange, et certains ont prétendu que tous les vieux qasidas en étaient[20]. Mais Burton et ses Arabes en connaissent le vrai sens, « le sens ésotérique de ce couplet », comme il l’appelle, qui échappe tout à fait au lecteur occidental et doit s’interpréter comme ceci :

« Ô homme ! Ceci est un joli coin de la création de Dieu : Alors sois-lui fidèle, et apprends ici à aimer les perfections de ton Ami suprême »[21].

Comparez ceci à l’appel de Léhi à Lémuel :

« Oh ! si tu pouvais être semblable à cette vallée, ferme et constant, et immuable à garder les commandements du Seigneur ! » ("1 Néphi 2:10)

Notez le parallèle remarquable. Dans chaque cas, le poète, errant dans le désert avec ses amis, est ému à la vue d’une plaisante vallée, un grand « oued » dans lequel il y a de l’eau; il attire l’attention de son compagnon bien-aimé sur ce spectacle, et fait appel à lui pour qu’il retire une leçon de la vallée et « Iui soit fidèle », ferme et inébranlable dans l’amour des voies du Seigneur. Énumérons brièvement les conditions strictes remplies par le rapport que fait Néphi des qasidas de son père, conditions exigées du véritable et authentique poète du désert de la période la plus reculée :

(1) Ce sont des Brunnen- ou Quellenlieder, comme les Allemands les appellent, c’est-à-dire des chants inspirés par la vue de l’eau jaillissant d’une source ou coulant dans une vallée.

(2) Ils s’adressent ordinairement à un ou (ordinairement) deux compagnons de voyage.

(3) Ils louent la beauté et l’excellence de la scène, attirant l’attention de l’auditeur sur elle pour en faire une leçon de choses.

(4) L’auditeur est exhorté à ressembler à la chose qu’il voit[22].

(5) Les poèmes sont récités impromptu, sur place et avec beaucoup de sentiment.

(6) Ils sont très courts, chaque couplet étant un poème complet en lui-même[23].

(7) Une strophe doit être suivie de sa « sœur », faisant un couple parfaitement assorti.

Nous avons indubitablement ici tous les éléments d’une situation dont aucun Occidental en 1830 n’avait la moindre idée. Léhi nous apparaît comme une sorte de poète aussi bien qu’un grand prophète et dirigeant, et c’est ainsi qu’il doit en être. « L’art poétique de David, dit le professeur Montgomery, trouve son complément dans les anciens poètes arabes... dont certains étaient eux-mêmes rois…[24] ».

On a souvent dit qu’il n’y a pas de vraie poésie dans le Livre de Mormon – c’est-à-dire, pas de vraie poésie anglaise. C’est une évidence; on n’y trouve pas non plus de poésie italienne ou russe, car Léhi ne composait pas dans ces langues. Toutes les fois que la poésie sémitique est traduite en une langue moderne, si l’on fait la moindre tentative d’en conserver le sens original, le résultat est atroce. Les Psaumes, par exemple, sont beaux en anglais parce que les traducteurs ignoraient en grande partie les finesses de ce qu’ils lisaient, et écrivaient donc en anglais libre et sans restriction[25]. Mais la précision est le but suprême de notre texte du Livre de Mormon, et s’il y avait de la bonne poésie dans le livre, cela nous donnerait de bonnes raisons d’être soupçonneux, car Burton, alors même qu’il fait l’éloge du génie incomparable des poètes du désert, prend bien soin de faire remarquer qu’ils sont totalement « dénués du goût poétique tel que nous le définissons[26] ». Aux critiques « Iittéraires » de Léhi il nous suffit de répondre que Néphi n’est pas censé écrire de la bonne poésie anglaise, et qu’ils pourraient avec autant de justification prétendre qu’il n’y a pas de bonne littérature chez Mutanabbi ou dans le Kitab-al-Aghani parce que, en vérité, aucun des innombrables poèmes qui s’y trouvent n’a jamais été reproduit en grande ni même en bonne poésie anglaise – ils ne peuvent à la fois l’être et contenir encore quelque chose de leur forme ou de leur contenu originels. Pourtant ceux qui connaissent le mieux ces livres affirment qu’ils représentent le sommet non seulement de la poésie arabe, mais également de toute la poésie lyrique.

Comme si l’on voulait prouver qu’aucun Occidental n’aurait pu inventer le récit de Néphi, nous sommes interpellés par cette expression remarquable : « semblable à cette vallée, ferme et constant, et immuable... » ("1 Néphi 2:10). Qui, à l’ouest de Suez, penserait jamais à pareille image ? Le correcteur aurait pour le moins dû relever une bourde aussi énorme, laquelle aurait certainement dû être corrigée dans les éditions ultérieures. Car nous savons évidemment ce que sont les collines éternelles et les montagnes immuables, dont le déplacement est l’illustration la mieux connue de la puissance infinie de la foi, mais qui a jamais entendu parler d’une vallée ferme ? Les Arabes, bien sûr. Pour eux c’est la vallée et non la montagne qui est le symbole de la permanence. Ce n’est pas la montagne qui est le refuge vers lequel ils fuient, mais la vallée. Les grandes dépressions qui s’étirent sur des centaines de kilomètres à travers la péninsule arabique traversent pour la plupart des plaines sans montagnes. Ce n’est que dans ces anciens lits de rivière que l’on peut trouver l’eau, la végétation et la vie animale lorsque partout ailleurs il n’y a que la désolation. Eux seuls permettent aux hommes et aux animaux d’échapper à leurs ennemis et d’être délivrés de la mort par la faim et la soif. Les qualités de fermeté et de constance, de protection assurée, de rafraîchissement et de refuge certain lorsque tout le reste vient à manquer, que les autres pays attribuent naturellement aux montagnes, les Arabes les attribuent aux vallées[27]. C’est ainsi que l’antique Zohair décrit une compagnie semblable à celle de Léhi.

Et lorsqu’ils descendirent vers l’eau, bleue et calme dans sa dépression, ils déposèrent leurs bâtons de voyageurs, comme quelqu’un qui est arrivé à un lieu de repos permanent[28].

Aventure à Jérusalem

Néphi et ses frères firent deux voyages de retour à Jérusalem. Le deuxième ne les conduisit qu’au « pays de Jérusalem » 1 Néphi 7:2 pour aller chercher Ismaël. Le fait que c’était là une mission simple et sans complication à un moment où la terre aurait brûlé sous les pieds des frères dans la ville même (où ils avaient été chassés par la police de Laban lors de leur expédition précédente et auraient été instantanément reconnus), implique qu’Ismaël, comme Léhi, vivait assez loin à la campagne (1 Néphi 7:2-5). Mais la première mission était une tâche mouvementée et dangereuse dans la ville même. Ce n’était pas un simple raid, comme nous l’avons vu, puisque les hommes prenaient leurs tentes et s’y rendaient tout à fait ouvertement, mais ils s’attendaient à des ennuis et tirèrent au sort pour voir qui irait trouver Laban. Le récit nous parle de personnes qui se cachent en dehors des murs, d’exploits audacieux dans les rues sombres, de poursuites effrénées, d’entreprises dangereuses à la faveur d’un déguisement, d’actes désespérés et de violentes querelles – du roman typiquement oriental, pourrait-on dire, mais typique parce que ce genre de choses arrive véritablement, et arrivait toujours, dans les villes orientales.

C’est une tradition et une convention pour un hors-la-loi bédouin dont la tête est mise à prix de montrer sa bravoure au risque sa vie en allant se promener au beau milieu d’une ville en plein jour sous le nez de la police – un geste très théâtral, mais dont mes amis arabes m’assurent qu’il a été fait mille fois. C’est pendant qu’il lisait l’épopée des Bani Hilal que l’auteur a été frappé pour la première fois de la ressemblance intime qu’il y avait entre le comportement des fils de Léhi au cours de ce voyage éclair à Jérusalem et celui des jeunes braves des Bani Hilal lorsqu’ils visitaient une ville dans des circonstances semblables. Les récits des errances de la tribu des ‘Amer racontent la même histoire: campement en dehors des murs, tirage au sort pour voir qui prendrait le risque, entrée furtive dans la ville et fuite dans les rues à minuit[29] – tout cela se trouve dans le Livre de Mormon et est tout à fait authentique.

Une chose tout à fait typique, c’est également ces jeunes gens qui se cachent dans des cavernes près de la ville en attendant que les séides de Laban se calment, mais en discutant avec une diversité et une passion orientales de ce qu’ils vont faire ensuite (1 Néphi 3:27-28). Depuis que le Palestine Exploration Fund Quarterly a commencé à paraître, il y a des années, ses lecteurs ont été gratifiés d’un flot constant de rapports officiels sur des cavernes nouvellement découvertes à Jérusalem et près de cette ville. La région en est criblée; pour la région située au sud de la ville, « il est difficile de rendre compte des fouilles principales de ce genre (de cavernes) sans avoir l’air d’avoir recours à l’exagération... Essayer de dresser un catalogue descriptif de ces cavernes serait parfaitement futile, le simple travail de fouiller les collines pour en trouver des exemples... serait pratiquement infini[30] ». Quand on s’éloigne, la région de Beit Jibrin « contient un nombre incalculable de cavernes artificielles »[31] et elles pullulent dans le désert de Tih et de Moab[32]. Beaucoup de ces cavernes, étant artificielles, sont postérieures à l’époque de Léhi, et beaucoup sont également plus anciennes et ont été utilisées comme cachettes à toutes les époques[33]. Mais qui, en Amérique, connaissait ces cachettes il y a cent ans ?

Le but du premier voyage de retour à Jérusalem était de se procurer certains documents qui étaient écrits sur des plaques de bronze (le Livre de Mormon, comme la Bible, utilise toujours « airain » pour désigner ce que nous appelons « bronze » – mot qui n’est devenu courant que depuis sa traduction). Léhi eut un songe dans lequel il lui fut commandé de se procurer ces documents qui, comme il le savait déjà, étaient conservés chez un certain Laban. Néphi n’en connaît pas exactement la raison et suppose, à tort, comme cela se vérifiera plus tard, que le but en était de « préserver, pour nos enfants, la langue de nos pères » ("1 Néphi 3:19)[34]. Il est intéressant de remarquer que les Bani Hilal, en se mettant en route pour leur grande migration, estimèrent nécessaire de tenir un registre de leurs pères et d’y ajouter au fur et à mesure, « pour que le souvenir en demeure pour les générations futures[35] ». La tenue de ces daftar, comme on les appelait, était également connue d’autres tribus errantes.

Mais que faisaient les documents chez Laban et, à propos, qui était-il ?

Relations avec Laban

Pendant des siècles les villes de Palestine et de Syrie avaient été plus ou moins sous la coupe de gouverneurs militaires de souche locale, mais, du moins en théorie, responsables devant l’Égypte. « Ces commandants (appelés rabis dans les lettres d’Amarna) étaient subordonnés aux princes des villes (chazan), qui leur donnent communément le titre de ‘frère’ ou ‘père’[36]. » C’était dans l’ensemble une bande sordide d’arrivistes dont l’autorité dépendait de tromperies et d’intrigues constantes, quoique considérant leur office comme héréditaire et se donnant parfois le titre de rois. Dans les lettres d’Amarna, nous voyons ces hommes se piller mutuellement leurs caravanes, s’accusant les uns les autres de ne pas payer leurs dettes et de ne pas tenir leurs promesses, se dénonçant mutuellement comme traîtres à l’Égypte et étalant d’une manière générale les caractéristiques ordinaires, consacrées par le temps, du haut fonctionnaire oriental cherchant avant tout à augmenter sa fortune privée. Les lettres de Lakisch montrent que du temps de Léhi ces hommes étaient encore les seigneurs de la création – les commandants des villes qui entouraient Jérusalem travaillaient toujours en collaboration étroite avec l’Égypte en matière militaire, dépendant du prestige de l’Égypte pour soutenir leur puissance corrompue, et se comportaient encore comme des opportunistes serviles et sans scrupules[37].

Une des fonctions principales de tout gouverneur en Orient a toujours été de recevoir les pétitions, et la pratique établie a toujours été de dépouiller, lorsque c’était possible, les solliciteurs (ou toute autre personne). L’histoire du Paysan Éloquent, de quinze siècles antérieure à Léhi, et les innombrables contes des Qadis qui le suivent de quinze siècles font tous partie du même tableau et Laban s’y insère comme s’il était peint pour mettre son portrait en relief.

Et Laman entra dans la maison de Laban, et il lui parla tandis qu’il était assis dans sa maison.

Et il désira de Laban les annales qui étaient gravées sur les plaques d’airain qui contenaient la généalogie de mon père.

Et... Laban fut en colère et le chassa de sa présence; et il ne voulut pas qu’il eût les annales. C’est pourquoi, il lui dit: Voici, tu es un brigand, et je vais te tuer.

Mais Laman s’enfuit de sa présence et nous dit ce que Laban avait fait (1 Néphi 3:11-14).

Plus tard, les frères retournèrent auprès de Laban, chargés de leur trésor de famille, espérant sottement lui acheter les plaques. Ils auraient dû savoir ce qui allait arriver :

Et il arriva que lorsque Laban vit nos biens, et qu’ils étaient extrêmement grands, il les convoita, de sorte qu’il nous jeta dehors et envoya ses serviteurs pour nous tuer, ce qui lui permettrait d’obtenir nos biens.

Et il arriva que nous nous enfuîmes devant les serviteurs de Laban, et nous fûmes obligés d’abandonner nos biens, et ils tombèrent entre les mains de Laban (1 Néphi 3:25-26).

Comparez ceci avec l’histoire maintenant classique de l’entrevue de Wenamon avec le rapace Zakar Baal, gouverneur de Byblos, presque exactement cinq cents ans plus tôt. L’Égyptien entra dans la maison du grand homme et « le trouva assis dans sa chambre haute, le dos appuyé contre une fenêtre », tout comme Laman accosta Laban « tandis qu’il était assis dans sa maison » (1 Néphi 3:11). Lorsque son visiteur demanda au prince marchand et prince des marchands de lui donner quelques rondins de cèdre, ce dernier entra dans une violente colère et l’accusa d’être un voleur (« Voici, tu es un brigand ! » dit Laman dans "1 Néphi 3:13), exigeant qu’il lui montre ses lettres de créances. Ensuite Zakar Baal « fit apporter le journal de ses pères, et le fit lire devant lui », ce qui montre clairement que les documents importants de la ville étaient réellement conservés chez lui et gardés sur des tablettes. À partir de cet antique « journal de ses pères », le prince prouva à Wenamon que ses ancêtres n’avaient jamais reçu d’ordres de l’Égypte, et si l’envoyé adoucit un peu son hôte en lui rappelant qu’Ammon, le Seigneur de l’univers, gouverne sur tous les rois, l’impitoyable fonctionnaire ne l’en expulsa pas moins et envoya même plus tard ses serviteurs à sa poursuite – non pas, cependant, pour le mettre à mort, mais avec la pensée plus généreuse de lui apporter quelque chose pour le rafraîchir tandis qu’il était assis à s’affliger. Avec une politesse cynique, le prince proposa de montrer à Wenamon les tombeaux d’autres envoyés égyptiens dont les missions n’avaient pas été couronnées de succès ; et lorsque la transaction commerciale fut finalement effectuée, Zakar Baal, sur la base d’un détail juridique, livra son hôte à la merci d’une flotte de pirates qui rôdait à la sortie du port[38]. Et pendant tout ce temps-là il souriait et s’inclinait, car après tout Wenamon était un fonctionnaire égyptien, tandis que les fils de Léhi perdirent leur pouvoir de marchandage lorsqu’ils perdirent leur fortune. L’histoire de Laban montre d’une manière éloquente à quel point Jérusalem était mûre pour la destruction.

Quelques coups de palette adroits et révélateurs ressuscitent le pompeux Laban avec la perfection d’une photographie. Nous apprenons au passage qu’il commandait une garnison de cinquante hommes, qu’il se réunissait en armure de cérémonie avec « les anciens des Juifs » (1 Néphi 4:22) pour les consulter en secret la nuit, qu’il avait la gestion d’un trésor, qu’il appartenait à la vieille aristocratie et étant un parent lointain de Léhi lui-même, qu’il détenait probablement son emploi grâce à ses ancêtres, puisqu’il n’aurait pas pu l’obtenir par ses propres mérites, que sa maison était le lieu d’entreposage de très vieux documents, que c’était un homme puissant, colérique, rusé et dangereux, et, par-dessus le marché, cruel, cupide, sans scrupules, faible et adonné à la boisson. Tout cela fait de lui un Rabu en chair et en os, le modèle même du pacha oriental. Il est de la même étoffe que Jaush, son contemporain et probablement son successeur comme « gouverneur militaire de toute cette région, gérant les défenses le long de la frontière occidentale de Juda, et intermédiaire auprès des autorités de Jérusalem », ou comme Hoshaiah « apparemment chef de la compagnie militaire stationnée dans un avant-poste près de la route principale reliant Jérusalem à la côte », qui était un homme d’une « servilité adulatrice »[39].

Pour ce qui est de la garnison de cinquante hommes, elle semble pitoyablement petite pour une grande ville. Il aurait été tout aussi facile pour l’auteur de 1 Néphi de dire « cinquante mille » et d’en faire quelque chose de vraiment impressionnant. Et pourtant même les frères aînés, alors même qu’ils souhaitent souligner la grande puissance de Laban, ne parlent que de cinquante hommes (1 Néphi 3:31), et c’est Néphi qui, en leur répondant, dit que le Seigneur est « plus puissant que Laban et ses cinquante » et ajoute « ou même que ses dizaines de milliers » ("1 Néphi 4:1). En tant que commandant militaire de haut rang, Laban avait ses dizaines de milliers sur-le-champ de bataille, mais pareil déploiement n’est pas ce qui préoccupe Laman et Lémuel: C’est des « cinquante », garnison régulière et permanente de Jérusalem, qu’ils doivent avoir peur. Le nombre cinquante cadre parfaitement avec le tableau d’Amarna où les forces militaires sont toujours si étonnamment petites et où une garnison de trente à quatre-vingts hommes est considérée comme suffisante même pour de grandes villes. Ceci est confirmé d’une manière frappante dans une lettre de Nebucadnetsar, contemporain de Léhi, dans laquelle le grand roi ordonne: « Quant aux cinquantes qui étaient sous tes ordres, que ceux qui sont allés à l’arrière, ou les fugitifs, retournent à leurs rangs. » Commentant ceci, Offord dit: « Il est intéressant de remarquer l’indication que l’on trouve ici qu’à cette époque, dans l’armée babylonienne, un peloton se composait de cinquante hommes[40] »; en outre, pourrions-nous ajouter, qu’on l’appelait un « cinquante » – de là, « Laban avec ses cinquante » ("1 Néphi 4:1). Il est, bien sûr, question de compagnies de cinquante dans la Bible, parallèlement à des dizaines et à des centaines, etc., mais pas comme garnisons de grandes villes et pas comme l’unité militaire standard de l’époque. Laban, comme Hoshaiah de Lakisch, avait sous ses ordres une unique compagnie de soldats comme garnison permanente, et comme Jaush (son successeur possible), travaillait en collaboration étroite avec « Ies autorités de Jérusalem ».

En revenant au cours de la nuit pour essayer une troisième fois de se procurer les documents, Néphi trébucha sur le corps étendu de Laban couché ivre-mort dans la rue déserte ("1 Néphi 4:7). Le commandant avait été (c’est ce que dit plus tard son serviteur à Néphi) en conférence avec « les anciens des Juifs… [étant] sorti de nuit parmi eux » ("1 Néphi 4:22) et portait son armure d’apparat complète. Qu’est-ce que tout cela n’implique pas ! Nous sentons la gravité de la situation à Jérusalem que « les anciens » essayent toujours de cacher; nous entendons l’excitation rentrée du discours pressant de Zoram tandis que Néphi et lui parcourent rapidement les rues vers les portes de la ville ("1 Néphi 4:27), et à voir l’empressement de Zoram à changer de camp et à quitter la ville, nous pouvons être sûrs qu’en sa qualité de secrétaire de Laban[41], il savait à quel point les choses allaient mal. Les lettres de Lakisch montrent bien que les cercles informés de Jérusalem étaient parfaitement au courant de l’état critique des choses à Jérusalem, alors même que les sarim, les « anciens », travaillaient de toutes leurs forces à étouffer tout signe de critique et de désaffection. Comment pouvaient-ils se consulter pour pourvoir à la défense de la ville et de leurs propres intérêts sans éveiller l’alarme ou susciter des rumeurs et des doutes généralisés ? En tenant leurs réunions secrètes, bien sûr, des réunions nocturnes de dirigeants civils et militaires comme celle à laquelle Laban venait d’assister. Avec beaucoup de répugnance, mais incité avec persistance par « la voix de l’Esprit » ("1 Néphi 4:18), Néphi prit l’épée de Laban et lui coupa la tête. Cet épisode est considéré avec horreur et avec incrédulité par des gens qui approuvaient et applaudissaient récemment au massacre beaucoup moins miséricordieux d’hommes bien plus innocents dans les îles du Pacifique. Samual ibn Adiyt, le plus célèbre poète juif d’Arabie dans les temps anciens, s’acquit une célébrité immortelle en Orient en laissant mettre cruellement à mort son fils sous ses yeux plutôt que de céder une armure précieuse qui avait été confiée par un ami à ses soins[42]. L’histoire, qu’elle soit vraie ou non, rappelle que les mentalités occidentale et orientale ne sont pas les mêmes, et que l’insensibilité des Américains dans beaucoup de domaines des relations entre personnes choquerait bien plus les Arabes que nous ne pourrions l’être par ce qu’ils font. Le Livre de Mormon, pas plus que la Bible, ne se limite à des épisodes paisibles et agréables; il est en majeure partie la triste et affligeante histoire de la folie humaine. Cependant personne ne semble plus troublé par la mort de Laban que Néphi lui-même, qui se donne beaucoup de mal pour expliquer sa situation ("1 Néphi 4:10-18). Tout d’abord il fut « contraint par l’Esprit » de tuer Laban, mais il dit dans son cœur qu’il n’avait jamais versé de sang humain et la pensée le rendit malade: « Je reculais et souhaitais ne pas avoir à le tuer » ("1 Néphi 4:10). L’Esprit parla de nouveau, et à ses incitations Néphi ajoute ses propres raisons : « Et je savais aussi qu’il avait cherché à m’ôter la vie; oui, et il ne voulait pas écouter les commandements du Seigneur, et il s’était également emparé de nos biens » ("1 Néphi 4:11). Mais cela ne suffisait pas encore; l’Esprit parla de nouveau, expliquant les raisons du Seigneur et assurant Néphi qu’il serait dans le bon; à quoi Néphi ajoute encore d’autres arguments à lui, se souvenant de la promesse que son peuple ne prospérerait qu’en gardant les commandements du Seigneur. « Et je pensai aussi qu’[il] ne pourrait pas garder les commandements... [s’il] n’avait pas la loi » ("1 Néphi 4:15). Et seul le dangereux et criminel Laban l’empêchait de les avoir. « Et en outre, je savais que le Seigneur avait livré Laban entre mes mains... c’est pourquoi j’obéis à la voix de l’Esprit » (1 Néphi 4:17-18).

Néphi finit par s’exécuter, en prenant grand soin de se disculper et en rejetant la responsabilité de tout sur le Seigneur. Si le Livre de Mormon était un roman, rien n’aurait été plus facile que de présenter Laban comme déjà mort lorsque Néphi le trouva ou simplement d’omettre un épisode qui, de toute évidence, affligeait autant l’auteur que le lecteur, quoique la mise à mort de Laban ne soit pas plus répréhensible que la décapitation de Goliath inconscient.

On prétend de temps en temps que l’histoire de la mort de Laban est absurde sinon impossible. On dit que Néphi n’aurait pas pu tuer Laban et réussir à s’enfuir. Mais ceux qui connaissent bien les patrouilles de nuit par temps de guerre verront dans l’histoire de Néphi un récit convaincant et réaliste. Tout d’abord, les critiques ne se rendent apparemment pas compte que l’éclairage des rues, sauf en temps de fête, est une bénédiction inconnue des époques antérieures à la nôtre. On pourrait citer des centaines de passages d’écrivains anciens, classiques et orientaux pour montrer que, dans le passé, les rues, même des plus grandes villes, étaient absolument noires la nuit et très dangereuses. Se déplacer tard le soir sans porteurs de lampes ni gardes armés, c’était courir le risque presque certain d’être assailli. Dans le célèbre procès d’Alcibiade à propos de la mutilation de l’Hermès, nous avons le témoignage d’un témoin qui, tout seul, vit au clair de la lune les déprédations nocturnes d’un groupe d’ivrognes au cœur d’Athènes, ce qui montre clairement que les rues de la plus grande ville du monde occidental étaient sombres, désertées et dangereuses la nuit. Par temps d’agitation sociale, les rues, le soir, étaient virtuellement abandonnées au milieu, comme elles l’étaient dans certaines villes européennes pendant les couvre-feux de la dernière guerre. L’étroitesse extrême des rues de l’Antiquité rendait leur occultation doublement efficace. Les comédies grecques et romaines et les poètes nous montrent à quel point on devait verrouiller et garder les portes des maisons privées le soir, et l’archéologie nous a montré des villes orientales dans lesquelles apparemment pas la moindre fenêtre de maison ne s’ouvrait sur la voie publique, tout comme il y en a peu, même aujourd’hui, au niveau du sol. En Orient et en Occident, les habitants s’enfermaient tout simplement le soir comme s’ils étaient dans une forteresse assiégée. Même du temps de Shakespeare, nous voyons la terreur comique de la garde de nuit traversant les rues à des heures où tous les gens honnêtes s’enferment. En un mot, les rues des villes anciennes après le coucher du soleil constituaient le cadre parfait pour commettre des actes de violence sans craindre d’être découvert.

Il était très tard lorsque Néphi rencontra Laban (1 Néphi 4-5, 22) ; les rues étaient abandonnées et sombres. Que le lecteur s’imagine ce qu’il ferait s’il était en patrouille près du quartier général ennemi pendant une occultation et trébuchait sur le corps inconscient d’un général ennemi notoirement sanguinaire. En vertu du code brutal de la guerre, l’ennemi n’a pas le droit à un jugement officiel, et c’est l’occasion ou jamais. Laban portait une armure, par conséquent la seule possibilité de le liquider rapidement, sans douleur et en toute sécurité, c’était de lui couper la tête – le traitement conventionnel des criminels où le bourreau était passible d’une amende s’il ne décapitait pas sa victime d’un seul coup net. Néphi tira la lourde arme tranchante et se tint longtemps au-dessus de Laban, se demandant ce qu’il allait faire ("1 Néphi 4:9-18). C’était un chasseur habile et un homme puissant. En faisant attention, un homme de ce genre pouvait faire un travail rapide et efficace et éviter de se mettre beaucoup de sang sur lui-même. Mais pourquoi se soucier de cela ? Il n’avait pas une chance sur mille de rencontrer un honnête citoyen; et de toutes façons personne ne remarquerait le sang dans le noir. Ce que l’on remarquerait, ce serait l’armure que Néphi mit sur lui, laquelle, comme l’épée, pouvait facilement être essuyée. Se revêtir de l’armure était la chose tout à fait naturelle et astucieuse à faire. On pourrait citer un grand nombre de cas tirés de la dernière guerre pour montrer qu’un espion dans le camp ennemi n’est jamais aussi en sécurité que lorsqu’il porte les insignes d’un officier militaire supérieur – à condition de ne pas s’attarder – et Néphi n’en avait pas la moindre intention. Personne n’ose se frotter de trop près à une grosse légume (surtout pas à un Laban sombre et colérique); leurs affaires sont toujours « top secret », et leur uniforme leur donne toute liberté d’aller et de venir sans qu’on leur pose de question.

Néphi nous dit qu’il était « guidé par l’Esprit » (1 Néphi 4:6). Il ne prenait pas de risques impossibles mais, se trouvant dans une situation difficile, il utilisa la formule la plus sûre de ceux qui ont réussi à accomplir des tâches délicates. Son audace et sa vitesse furent récompensées, et il était hors de la ville avant que quoi que ce fût eût été découvert. Dans tout son exploit, il n’y a absolument rien d’improbable.

La manière dont Néphi se déguisa avec les vêtements de Laban et amena le serviteur de Laban à l’admettre dans le trésor est un exemple authentique de roman oriental aussi bien que d’histoire. Il suffit de penser au déguisement étonnamment audacieux de Sir Richard Burton en Orient, exécuté en plein jour et pendant des mois d’affilée avec un succès parfait, pour se rendre compte que pareille chose est tout à fait possible. Lorsque Zoram, le serviteur, découvrit que ce n’était pas avec son maître qu’il avait parlé des agissements extrêmement secrets des anciens tandis qu’ils se dirigeaient vers les faubourgs de la ville, il fut rempli de terreur, et à juste titre. Dans une telle situation, il n’y avait qu’une seule chose que Néphi pouvait faire, à la fois pour épargner Zoram et pour éviter qu’il ne donnât l’alerte – et un Occidental n’aurait jamais pu deviner ce que c’était. Néphi, homme puissant, retint Zoram, terrifié, avec une poigne de fer suffisamment longtemps pour lui chuchoter un serment solennel à l’oreille, « comme le Seigneur vit et comme je vis » ("1 Néphi 4:32), l’assurant qu’il ne lui ferait pas de mal s’il l’écoutait. Zoram se détendit immédiatement et Néphi lui fit le deuxième serment qu’il serait libre s’il se joignait à la compagnie: « Si tu descends dans le désert vers mon père, tu auras une place parmi nous» (1 Néphi 4:34).

Nous avons déjà étudié le caractère correct des expressions «descendre» et « avoir une place » aussi bien que la nécessité pour Zoram de ne s’adresser qu’au seul père de Néphi. Ce qui étonne le lecteur occidental, c’est l’effet miraculeux du serment de Néphi sur Zoram, qui, en entendant quelques mots conventionnels, devient promptement docile, tandis que, pour ce qui est des frères, dès que Zoram « fit aussi le serment qu’il demeurerait dorénavant avec nous... nos craintes à son égard cessèrent » ("1 Néphi 4:35, "37).

La réaction des deux parties a du sens quand on se rend compte que le serment est par excellence la chose la plus sacrée et la plus inviolable parmi les gens du désert : « Un Arabe ne rompt pas son serment, même si sa vie est en danger[43] », car « il n’est rien de plus fort, rien de plus sacré que le serment chez les nomades », et même chez les Arabes des villes, s’il est exigé d’eux dans des conditions spéciales[44]. Mais tous les serments ne font pas l’affaire. Pour engager totalement et être absolument solennel, un serment doit se faire par la vie de quelque chose, ne serait-ce que d’un brin d’herbe; le seul serment qui soit plus terrible que « par ma vie » ou (moins couramment) « par la vie de ma tête », est le wa hayat Allah, « par la vie de Dieu » ou « comme le Seigneur vit », équivalent arabe de l’ancien hébreu hai Elohim[45]. Aujourd’hui la racaille urbaine l’emploie sans discernement, mais autrefois c’était une chose terrible, et elle l’est encore parmi les gens du désert: « Je confirmai ma réponse à la manière bédouine, dit Doughty, par sa vie... Il dit… ‘Eh bien, jure par la vie d’Ullah (Dieu) !’... C’est là la formule que même les nomades utilisent, lors d’une grande occasion, mais, pour une petite chose, ils disent: Par ta vie[46]. » Nous voyons donc que le seul et unique moyen pour Néphi de calmer en un instant Zoram, qui se débattait, c’était d’exprimer le seul serment que personne ne songerait à rompre, le plus solennel de tous les serments pour les Sémites : « Comme le Seigneur vit et comme je vis… » ("1 Néphi 4:32).


 


[1] Philip J. Baldensperger, « The Immovable East », PEFQ, 1925, p. 81.

[2] Richard F. Burton, Pilgrimage to Al-Medinah and Meccah, Londres, Tylston & Edwards, 1893,  1:280.

[3] La rivière coulait entre ces deux élévations, comme l’indiquent les cartes de la région. La vallée semble assez grande. Nous recommandons une recherche : depuis les temps les plus reculés les voyageurs du désert ont l’habitude d’inscrire leur nom sur les rochers aux endroits où ils ont campé. « Nous trouvons maintenant des centaines de ces inscriptions. » Theodor Nöldeke, Die semitischen Sprachen, Leipzig, Tauchnitz, 1899,  p. 37. Il est presque certain que le peuple de Léhi a laissé ses marques aux étapes les plus importantes.

[4] Ignac Goldziher, Abhandlungen zur arabischen Philologie, Leiden, 1896,  1:58.

[5] Nil, Narratio (Narrations) 5, dans PG 79:648.

[6] Ibn Qutayba, Introduction au livre de la poésie et des poètes, Muqaddamatu Kitab-ish-Shi’re wa sh-Shu’ara,  Paris, l’Association Guillaume Budé, 1947,  p. 18.

[7] Bertram Thomas, Arabia Felix, New York: Scribner, 1932,  p. 153.

[8] Antoine de Saint-Exupéry, Wind, Sand and Stars, New York: Harcourt, Brace, 1967,  p. 104.

[9] Kitab Taghribat Bani Hilal, Damas, Hashim,  p. 54.

[10] Goldziher, Abhandlungen zur arabischen Philologie 1:67-71.

[11] Id., 1:59, 72 -75.

[12] Ibn Qutayba, Introduction au livre de la poésie et des poètes, p. 25; cf. Goldziher, Abhandlungen zur arabischen Philologie 1:74.

[13] Pierre Cersoy, « L’apologue de la vigne », RB 8, 1899,  pp. 40-47.

[14] Emmanuel Cosquin, « Le livre de Tobie et ‘L’histoire du sage Ahikar’ », RB 8, 1899,  pp. 54-55.

[15] « Il m’est difficile d’expliquer l’effet de la poésie arabe à quelqu’un qui n’a pas visité le Désert. » Burton, Pilgrimage to Al-Medinah and Meccah, 2:99.

[16] Gustav Richter, « Zur Entstehungsgeschichte der altarabischen Qaside », ZDMG 92, 1938,  pp. 557-58. Le passage cité est de ‘Antara.

[17] Id., pp. 563-65.

[18] Ibn Qutayba, Introduction au livre de la poésie et des poètes, p. 13.

[19] Burton, Pilgrimage to Al-Medinah and Meccah, 1:278.

[20] Carl Brockelmann, Geschichte der arabischen Litteratur, Leiden, Brill, 1943,  p. 16.

[21] Burton, Pilgrimage to Al-Medinah and Meccah, 1:278, n. 3.

[22] Richter, « Zur Entstehungsgeschichte der altarabischen Qaside », pp. 557-58.

[23] Brockelmann, Geschichte der arabischen Litteratur, p. 12.

[24] James L. Montgomery, Arabia and the Bible, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1934,  p. 21.

[25] On remet maintenant en question même l’interprétation tout entière du Psaume 23.

[26] Burton, Pilgrimage to Al-Medinah and Meccah, 2:98.

[27] Voir « Le problème de la nourriture » traité dans le texte ci-dessus.

[28] Frank E. Johnson, tr., Al-Mu’allaqat, Bombay, Education Society’s Steam Press, 1893,  p. 71, ligne 13.

[29] J. Dissard, « Les migrations et les vicissitudes de la Tribu des ‘Amer », RB 2, 1905, pp. 411-16.

[30] Frederick J. Bliss & R. A. Stewart Macalister, Excavations in Palestine, Londres, Palestine Exploration Fund, 1902, p. 204.

[31] Id., p. 269.

[32] Edward H. Palmer, « The Desert of the Tih and the Country of Moab », dans Survey of Western Palestine, Special Papers, Londres, Palestine Exploration Fund, 1881, 4:19-21.

[33] Bliss & Macalister, Excavations in Palestine, pp. 266-67; W. F. Birch, « Hiding-Places in Canaan », PEFQ, 1884, pp. 61-70, aussi, 1880, p. 235, and 1881, pp. 323-24.

[34] En fait cette langue n’a pas été conservée même dans l’Antiquité, et quand le moment est venu où l’ouvrage devait remplir son grand objectif de rendre témoignage au monde, il a fallu qu’il soit traduit par le don et le pouvoir de Dieu. À l’époque, Néphi ne savait rien de cet objectif.

[35] Kitab Taghribaht Bani Hilal, p. 14.

[36] Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, 2e éd., Stuttgart, Cotta,1928, vol. 2, 1e partie, p. 137.

[37] J. W. Jack, «  The Lachish Letters – Their Date and Import », PEFQ, 1938, p. 168.

[38] On trouvera l’histoire de Wenamon dans James H. Breasted, A History of Egypt, 2e éd., New York, Scribner, 1951, pp. 513-18; James Baikie, The History of the Pharaohs, Londres, Black, 1926, pp. 285-87; James H. Breasted, « The Decline and Fall of the Egyptian Empire », Cambridge Ancient History, Cambridge University Press, 1931, 2:193-94. Plus récemment, Hans Goedicke, The Report of Wenamun, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1975.

[39] Jack, « The Lachish Letters – Their Date and Import », p. 168.

[40] Joseph Offord, « Archaeological Notes on Jewish Antiquities », PEFQ, 1916, p. 148.

[41] William F. Albright, « The Seal of Eliakim and the Latest Preexilic History of Judah, With Some Observations on Ezekiel », JBL 51, 1932,  pp. 79-83, montre que le titre « serviteur » à Jérusalem à cette époque signifiait quelque chose comme «  représentant officiel » et était un titre honorable plutôt que dégradant.

[42] Brockelmann, Geschichte der arabischen Litteratur, p. 34.

[43] W. Ewing, «  A Journey in the Hauran », PEFQ, 1895, p. 173.

[44] Antonin Jaussen, « Mélanges », RB 12, 1903,  p. 259; cf. C. Clermont-Ganneau, « The Arabs of Palestine », dans Survey Western Palestine, Special Papers, Londres, Palestine Exploration Fund, 1881, 4:327.

[45] Clermont-Ganneau, « The Arabs of Palestine », pp. 326-27; Baldensperger, PEFQ, 1910, p. 261.

[46] Charles M. Doughty, Travels in Arabia Deserta, New York, Random House, 1936,  2:27.

 

 

 

l Accueil l Écritures l Livres l Magazines l Études l Médias l Art l