Chapitre Cinq : ILS PRENNENT LES ARMES

 

LES GRANDS ESPACES LIBRES [1]

 

Mon cher professeur F.,

 

Si mes rabâchages constants sur l’Asie centrale vous irritent, permettez-moi de vous rappeler de nouveau que le livre d’Éther ne nous laisse pas le choix. Il ne nous permet jamais d’oublier que ce que les rois jarédites faisaient était une imitation consciente et une continuation ininterrompue des pratiques des « anciens », de « ceux d’autrefois » de l’autre côté de l’eau. Ceci est, soit dit en passant, une autre indication de ce que nous ne devons pas considérer que la migration jarédite se produisit immédiatement après le déluge, car la chute de la Tour vit la destruction d’un ordre antique et établi. Les Jarédites quittèrent leur patrie, poussant devant eux de grands troupeaux de bétail à la manière immémoriale des Asiatiques, et même s’ils n’avaient jamais été nomades auparavant, ils menèrent certainement la vie des steppes pendant les nombreuses années qui s’écoulèrent avant qu’ils ne mettent à la voile (Éther 3:3), et quand ils embarquèrent, ils entassèrent tout ce qu’ils pouvaient de leurs animaux dans leurs petits bateaux, « Ieurs troupeaux de gros et de petit bétail » et d’autres animaux (Éther 6:4), et en arrivant au Nouveau Monde, ils continuèrent à élever « toutes sortes de bétail, de bœufs, et de vaches, et de brebis », comme leurs ancêtres l’avaient fait dans le pays d’origine (Éther 9:18). Rien ne pourrait mieux contribuer à garder en vie les pratiques de l’Ancien Monde que ces sociétés secrètes notoirement conservatrices qu’Éther fait toujours remonter aux « serments des anciens » et qui ont, à toutes les époques, exercé une attirance fatale sur les hommes de l’Asie. Nous avons déjà noté que ces abominations secrètes sont le produit nécessaire d’une société dans laquelle les liens sociaux peuvent être facilement rompus. L’histoire politique des Jarédites trahit clairement, dans tous ses aspects, les pratiques des « gens des grands espaces ».

 

L’histoire jarédite dans le Nouveau Monde fut officiellement inaugurée par une assemblée générale et un recensement de toute la nation (Éther 6:19), pratique typiquement asiatique, qui remonte au temps des chasseurs préhistoriques et qui est à la base de toutes les organisations politiques antiques, comme je l’ai démontré dans un certain nombre d’articles [2]. D’une manière strictement conforme à la façon de procéder dans l’Antiquité, cette assemblée était l’occasion de choisir un roi et de fonder une dynastie, qui, comme le prévit clairement le frère de Jared, ne pouvait que conduire tout droit dans l’ornière des intrigues et des remous de l’Ancien Monde dont les Jarédites avaient déjà été délivrés une fois (Éther 6:23). Il avait raison, car bientôt un certain Corihor « se rebella contre son père, et passa au pays de Néhor, et il... entraîna beaucoup de gens après lui » (Éther 7:4). Puis il retourna au pays de Moron, fit son père prisonnier, mais fut soumis par son frère Shule, homme juste, qui réalisa l’ambition de tout monarque asiatique de « [répandre] son royaume sur toute la surface du pays » (Éther 7:11) [3]. Shule donna alors à son frère capable et ancien rival « du pouvoir dans son royaume » (Éther 7:13), touche surprenante mais tout à fait authentique, d’où il apparaît que les émirs participaient à l’immense tâche de gouverner l’empire, comme en Asie. Le petit-fils de Shule « se rebella contre son père, et vint demeurer dans le pays de Heth », entraînant des gens jusqu’au moment où il s’acquit la moitié du royaume (Éther 8:2). Son père déposé « quitta le pays avec sa famille, et il voyagea de nombreux jours, et passa de l’autre côté, et longea la colline de Shim, et passa de l’autre côté près de l’endroit où les Néphites furent détruits et de la vers l’est, et arriva à... la mer » (Éther 9:3), où il vécut dans des tentes et où il fut rejoint plus tard par d’autres réfugiés fuyant son royaume déchiré (Éther 9:9) où la guerre civile avait réduit la population à presque zéro – autre touche asiatique, comme nous le verrons. Des années plus tard, quand les frères royaux Shared et Coriantumr luttèrent pour le royaume, Coriantumr battit son frère, « Ie poursuivit jusqu’au désert d’Akish », où les deux armées se pillèrent mutuellement la nuit et « [mirent] le siège au désert », jusqu’à ce que Coriantumr en sorte vainqueur, pourchasse le successeur de son frère jusqu’au bord de la mer pour être à son tour battu et poursuivi à nouveau dans le désert d’Akish, emmenant « tout le peuple, tandis qu’il fuyait devant Lib  » (Éther 14:15). Encore des batailles, une nouvelle poursuite jusqu’à la côte (Éther 14:26), de là jusqu’aux eaux de Ripliancum, puis vers le sud pour camper à Ogath, et de là à la colline de Ramah pour l’affrontement final.

 

Cet échantillonnage devrait vous donner un tableau de la façon spéciale des Jarédites de faire la guerre, une guerre de mouvements sans frontières fixes, de grandes armées balayant le continent pour fuir ou pour poursuivre, tirant le maximum de profit de l’espace en retombant constamment sur tel ou tel « désert », établissant des camps rivaux pour un à deux ans, pendant que des groupes ou des individus dissidents se joignent à une armée ou à l’autre. C’est de nouveau l’Asie, et cela demande une note géographique.

 

Le continent nord-américain est une reproduction grossière du continent asiatique, avec des toundras et des forêts dans le nord, cédant la place à de vastes herbages, des déserts et finalement des jungles tropicales dans le sud. La différence principale est qu’en Asie tout est plus grand: les forêts et les plaines semblent illimitées, les déserts sont plus vastes, plus chauds et plus secs, les montagnes beaucoup plus hautes et plus inaccessibles, les jungles plus profondes et plus dangereuses, les cours d’eau plus larges et plus profonds. Et cependant ces formidables barrières n’ont pas empêché les marches et les contre-marches rapides et incessantes d’armées puissantes à toutes les époques. Un des plus anciens textes aryens est la prière: « Puissions-nous aller sans encombre le long des routes, trouver de bons chemins dans les montagnes, courir facilement dans les forêts et traverser joyeusement les cours d’eau [4] ! » Pendant une certaine campagne, nous dit-on, l’armée de Juji « n’était séparée que par deux mille kilomètres » du gros des Mongols [5]. Cela doit donner une idée des distances couvertes par ces hordes qui hivernaient dans les plaines de France ou de Hongrie et dressaient leurs camps d’été dans les Altaï ou sur le fleuve Onon, presque face au Pacifique nord. Et tout n’était pas plaines plates non plus, car les rois des steppes étendirent maintes et maintes fois leur règne jusqu’en Chine, en Inde, en Perse, en Asie Mineure, en Europe et en Sibérie, ce qui signifiait traverser régulièrement les plus grands déserts, les plus hautes montagnes et les fleuves les plus larges de la terre.

 

L’État asiatique se compose de deux éléments principaux, d’une part une population sédentaire vivant dans les villes-oasis et poussant les arts, l’industrie et l’agriculture à des niveaux de perfection parfois étonnants, et d’autre part un chef migrateur, se déplaçant à la tête de sa foule guerrière – une armée tribale de conquérants avec comme noyau sa propre tribu et sa propre famille, marchant constamment de ville en ville et de château en château, traversant des déserts brûlants ou des cols de montagne glacés pour frapper de crainte le monde, écraser les révoltes, et par-dessus tout étouffer les ambitions de tout rival possible pour la domination du monde [6]. Cette armée est une nation en marche, avec ses femmes et ses enfants – les Mongols, quand ils laissèrent leurs familles derrière eux, inaugurèrent un changement radical dans la stratégie des steppes, parvenant à une rapidité et à une mobilité qui paralysèrent rapidement les hordes de leurs rivaux, aux déplacements plus lents, qui continuaient à observer la vieille coutume de marcher avec leurs familles et leurs objets ménagers. Les Hyksos, au dix-huitième siècle av. J.-C., et le Peuple de la Mer, cinq cents ans plus tard, étaient des nations de ce genre en marche – une armée dévastatrice, mais une armée emmenant tous ses biens et toutes ses familles à la recherche de nouvelles terres à coloniser, balayant « les habitants du pays, tous ceux qui ne voulaient pas se joindre à [eux] », exactement à la manière jarédite (Éther 14:27) [7]. En tout temps, parmi le peuple des steppes, « la nation et l’armée sont une seule et même chose; le Seigneur du clan ou rex devenant duc ou voïvode » au combat [8]. C’est certainement le cas des Jarédites dont les rois sont avant tout des chefs sur le terrain, et qui vont au combat « avec leurs femmes et leurs enfants – les hommes, les femmes et les enfants armés d’armes de guerre, avec des boucliers, et des plastrons de cuirasse, et des casques, et vêtus pour la guerre » (Éther 15:15). L’armure mérite d’être mentionnée, car on sait maintenant qu’elle aussi est une invention d’Asie centrale et une invention d’une grande antiquité, empruntée plus tard par l’Europe et l’Extrême-Orient, mais atteignant un haut niveau de perfection dans les steppes à l’époque préhistorique [9].

 

Étant donné que les rois jarédites et leurs armées migratoires étaient constamment en mouvement à la meilleure manière des Asiatiques, y a-t-il une raison pour qu’ils ne couvrent pas des distances asiatiques ? Alors pourquoi faire tant d’histoires à propos de Cumorah ? De la langue étroite de terre jusqu’à l’État de New York, il y a une distance qui nous renverse, mais pour Jouji ou Timour ce serait peu de chose. Du fait que nous considérons, nous, les voyages en termes d’heures ou tout au plus de jours, nous risquons d’oublier que les gens qui ne cessent jamais de se déplacer considèrent l’espace non pas du point de vue du temps mais du point de vue des étapes, et que quand on le répartit en étapes, l’itinéraire le plus long de la terre devient praticable, même pour le moyen de transport le plus primitif. En un mot, les distances ne comptent pas. Un coup d’œil sur la carte montrera que le vaste territoire que les les Jarédites ont pu couvrir est en réalité assez raisonnable selon les critères asiatiques. L’expédition de l’Académie Brigham Young de 1900 est allée de Provo à Panama en un temps remarquablement court, bien que mal équipée à tous points de vue [10].

 

Quand le roi Omer fut renversé par son fils Jared, il dut voyager « de nombreux jours » avant d’être hors de portée de l’usurpateur, qui s’était emparé du royaume, lequel s’était « [répandu]... sur toute la surface du pays » (Éther 9:3; 7:11). En fait, il s’enfuit aussi loin que cela lui était possible vers des régions qui allaient devenir le terrain classique de refuge et de combat des derniers Jarédites. C’est sur le terrain que nous devons chercher les os et les tertres funéraires des Jarédites, pas dans leurs villes. Tout comme les grands édifices des Mongols, qui comptent parmi les bâtiments les plus nobles de la terre, se trouvent dans le sud et l’ouest, loin des terrains de chasse et de combat primordiaux des tribus, de même les grands monuments de la civilisation jarédite abondent dans les terres du sud, qu’ils ont d’abord colonisées, plutôt que dans le désert des dernières grandes batailles. Un des paradoxes étranges de l’histoire, c’est que les nomades des steppes ont peut-être été les plus grands constructeurs de tous les temps, bien que leur type normal de « ville » fasse « penser davantage à une ville de tentes ressemblant à un camp nomade qu’à une ville au sens ordinaire du terme [11] ». Dans les terres qu’il conquiert, le Mongol construit des Taj Mahals et des Jehols, mais dans ses propres terres, « les vents nettoient l’espace qu’il a souillé, les pâturages que ses troupeaux ont tondus poussent plus verts que jamais et la nature répare rapidement tous les méfaits qu’il a infligés à son bon ordre [12] », et ainsi « de grands empires nomades sont nés et ont disparu dans l’inconnu » sans laisser de traces [13]. Ce qu’il faut noter, c’est que dans le modèle asiatique, la civilisation des camps, qui ne laisse pas de traces derrière elle, et la civilisation des villes ont été, et c’est caractéristique, patronnées par les mêmes tribus et les mêmes souverains depuis le commencement de l’histoire. Que des gens vivent comme des nomades et construisent cependant de grandes villes n’est pas plus contradictoire que de les voir être à la fois chasseurs et fermiers ou à la fois bergers et marchands. Mais depuis le début, les hommes ont préféré pratiquer la chasse, la pâture et le fermage dans des secteurs spéciaux réservés à cette fin, coutume dûment observée par les Jarédites, comme nous l’avons vu (Éther 10:19-21) [14]. L’étude du vieux système asiatique explique facilement toutes les difficultés apparentes que l’on aurait à trouver Cumorah dans des contrées éloignées du centre jarédite.

 

La vie normale de l’Asie est une vie de chaos, de violence et d’insécurité produite par des guerres constantes entre les tribus et la rivalité entre des hommes ambitieux au sein de ces tribus. De temps en temps apparaît un surhomme qui, s’étant acquis tout d’abord la domination totale d’une tribu, écrase impitoyablement ses voisins un par un, obligeant les survivants à faire cause commune contre lui et à former une grande coalition; un règlement de comptes final dans lequel cette coalition est soit détruite, soit victorieuse dans une grande « bataille des nations » décide du sort du monde pour les générations qui suivent. Si le grand homme gagne, le monde connaît une période de paix et d’unité forcées sous le règne absolu d’une seule volonté de fer. À n’importe quel moment de sa carrière, le conquérant du monde doit affronter un rival particulier, son rival le plus dangereux de l’heure, contre lequel se tourne toute son attention avec une haine personnelle passionnée et une fureur implacable. On peut trouver ceci dans presque n’importe quelle page de la vie de n’importe quel candidat cosmocrate, depuis Sargon jusqu’à Hitler. C’est aussi le leitmotiv de l’histoire jarédite, qui, chaque fois qu’elle devient cohérente, se cristallise autour de la personne d’un guerrier terrible mais compétent en lutte contre un rival tout aussi alarmant. Tandis que « Coriantumr [passait] avec son armée dans le désert pendant deux années, pendant lesquelles il reçut de grandes forces pour son armée » (Éther 14:7 ), son adversaire Shared reçut « aussi de grandes forces pour son armée » par le fonctionnement de « combinaisons secrètes ». Plus tard, Coriantumr dressa ses tentes près de la colline de Ramah et passa quatre années à réunir le peuple (Éther 15:11-14). De la même façon, Gengis Khan se cacha pendant deux ans dans le désert, recrutant une armée contre son parent Wang Khan, qui faisait la même chose et consacra plus tard quatre ans à édifier une armée pour affronter l’empereur de Khwarizm, qui travaillait fiévreusement pour édifier son armée à lui, chacun faisant tout ce qui était en son pouvoir pour « entraîner » les alliés de son ennemi vers son propre côté [15].

 

Ce système d’ « entraîner » vers soi est, comme nous l’avons déjà noté, très antique en Asie. Il y a même un mot arabe spécial pour le désigner: jadhab. « À qui enlèverai-je... la terrible souveraineté ? » demande Mithra dans l’Avesta, qui est plein de héros légendaires entraînant vers eux-mêmes les alliés de l’autre [16]. Le recrutement de forces rivales s’accompagne régulièrement, comme dans le Livre de Mormon, d’un échange de lettres personnelles entre les chefs et de l’envoi de défis officiels: « Que les Chanyu viennent dans le sud et rencontrent l’empereur en bataille ouverte ou alors deviennent sujets et fassent révérence au trône impérial », voilà un exemple typique [17]. La jalousie et l’ambition, dit Xénophon, sont l’essence de la royauté asiatique, qui est une chose intensément personnelle; il décrit comment Crésus et Cyrus consacrèrent chacun chaque atome de l’énergie et des trésors dont ils disposaient à rassembler de vastes armées composites pour mener la bataille pour le gouvernement de toute l’Asie [18]. Le caractère intensément personnel de cette rivalité a été décrit dans les pages inoubliables d’Hérodote. Dans les annales égyptiennes, le pharaon seul est l’unique vainqueur et l’unique héros, et l’enjeu de toute guerre est simplement sa querelle personnelle avec le monarque opposé [19]. Tout roi de Babylonie et d’Assyrie accomplit à lui tout seul tous ses immenses exploits, comme l’expliquent les monuments, et se fait un devoir de faire savoir que sa majesté a personnellement liquidé le roi rival: « Au milieu de cette bataille, ma propre main a capturé Kachtilach, le roi kassite. » « Contre le roi lui-même, à la pointe de la lance, jusqu’au coucher du soleil, j’ai mené la bataille [20]. »  Cette dernière citation rappelle d’une manière frappante la scène dans le Livre de Mormon où Shiz et Coriantumr se tapent dessus jusqu’à la tombée de la nuit (Éther 15:20-29). Les exploits proprement dits de Sargon, de Cyrus, de Thoutmès III ou de Ramsès Il nous laissent entendre, en outre, que le combat personnel entre rois n’était pas une vantardise sans fondement mais avait réellement lieu.

 

Puisque toute guerre était un combat personnel entre deux rois, il était de coutume qu’ils se défient mutuellement en duel. Le roi des Scythes envoya son défi au roi des Massagètes et aussi au grand Darius, dont le père avait échangé précédemment des défis avec une reine des Massagètes; le roi des Visigoths défia l’empereur Honorius en combat singulier, tout comme le roi Lazare de Servie le fit avec Amurath le Turc, et ainsi de suite [21]. Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer maintenant que le système tout entier de l’étiquette de la chevalerie est né dans les steppes d’Asie. Les grands Khans, lorsque leurs rivaux étaient capturés au combat, les décapitaient personnellement, comme le font encore les généraux chinois avec d’autres généraux chinois [22]. La reine Tomyris non seulement décapita Cyrus, selon la légende, mais, folle de haine, lui cogna la tête en tous sens dans une peau remplie de sang [23]. Il était courant, parmi les maîtres des steppes, de convertir le crâne d’un ennemi personnel en coupe à boire, comme l’empereur des Bulgares avec le crâne de l’empereur Nicéphore et comme le roi des Hiung-nu  avec celui du souverain d’Iran. Les Ukrainiens d’autrefois prêtaient serment en buvant du sang dans de tels récipients [24]. Les souverains assyriens recueillent la peau des monarques rivaux, comme le Ja Lama l’a fait de notre propre temps [25].

 

Nous nous sommes étendus avec une complaisance qui frise le mauvais goût sur ces détails sanglants parce qu’il est nécessaire d’expliquer ce dont le livre d’Éther traite. La férocité sinistre avec laquelle les souverains d’Asie concentrent toute leur colère sur la personne d’un roi rival appartient à la tradition jarédite: « Coriantumr fut extrêmement en colère contre Shared, et il alla… lui livrer bataille; et ils se rencontrèrent avec une grande colère » (Éther 13:27). Et « lorsque Shiz eut reçu son épître, il écrivit une épître à Coriantumr, disant que s’il se livrait, pour qu’il pût le tuer de sa propre épée, il épargnerait la vie du peuple » (Éther 15:5).  Pendant la bataille qui s’ensuivit, « Shiz se leva, et ses hommes aussi, et il jura dans sa colère qu’il tuerait Coriantumr ou périrait par l’épée » (Éther 15:28). Ce que ces hommes recherchent avant tout, ce n’est pas le pouvoir ou la victoire, mais un règlement de comptes avec un rival personnel.

 

GUERRES D’EXTERMINATION

 

Shiz et Coriantumr, au cours de leurs déplacements dans leurs campagnes sans fin, « balayèrent les habitants devant eux, tous ceux qui ne voulaient pas se joindre à eux » (Éther 14:17). C’est la méthode asiatique classique du recrutement forcé: « Si la province voisine à celle qu’ils envahissent ne veut pas les aider », dit un témoin oculaire de la technique tartare, « ils la dévastent et, avec les habitants qu’ils emmènent, ils vont combattre l’autre province. Ils mettent leurs captifs au premier rang du combat, et s’ils ne se battent pas courageusement, les passent au fil de l’épée [26]. » C’est de cette manière que les seigneurs guerriers asiatiques  balayèrent la terre devant eux depuis le début, comme Shiz (Éther 14:18) et comme les hordes communistes de nos jours, obligeant tous ceux qui se trouvaient sur leur chemin à se joindre à eux. « Je les comptai parmi mon peuple », dit le conquérant assyrien, parlant d’une nation après l’autre, et cette antique formule semblerait remonter à notre vieil ami Nimrod, que la superstition populaire voyait réincarné dans Gengis Khan quand, selon Carpini, il « devint un chasseur puissant ». « Il apprit à voler les hommes et à les prendre comme proies. Il faisait des incursions dans d’autres pays, emmenant tous les captifs qu’il pouvait, et se les adjoignant », comme Nimrod l’avait fait, à l’aide de serments terribles [27]. Ce système consistant à « balayer la terre » explique comment il était possible à de petites tribus asiatiques obscures de grossir très rapidement pour devenir conquérantes de toute l’Asie et de la plus grande partie de l’Europe: La tribu qui donnait son nom aux hordes conquérantes était simplement le noyau d’une armée qui faisait boule de neige pour se transformer en une armée mondiale grâce au recrutement forcé de tous ceux qu’elle rencontrait.

 

On a beaucoup écrit sur le caractère terrible affiché expressément par les grands conquérants, surtout par Gengis Khan, dont les pratiques ont été excusées par des biographes récents, arguant qu’il n’y a pas de meilleure arme que la terreur pour amollir l’opposition, provoquer une reddition rapide et sauver ainsi des vies. Assurément, la terreur est la caractéristique de la stratégie asiatique avec son « mépris de la vie humaine [28] », et la prétention d’un roi assyrien pourrait bien être répétée par l’écho de beaucoup de ses successeurs anciens et modernes: « Je marchai victorieusement, comme un chien furieux, répandant la terreur, et je ne rencontrai pas de conquérant [29]. » Pour nous, être un chien furieux n’est guère une chose dont on ait à se vanter, mais la terreur était soigneusement calculée. Shiz l’aurait compris, lui qui en poursuivant Coriantumr, « tua femmes et enfants, et brûla les villes. Et la crainte de Shiz se répandit dans tout le pays, oui, un cri retentit dans tout le pays: Qui peut résister à l’armée de Shiz ? Voici, il balaie la terre devant lui ! » (Éther 14:17-18). Quand Corihor obtint la victoire, ce fut à son tour d’être la terreur de la terre, et « le peuple commença à être effrayé et commença à fuir devant les armées de Coriantumr... » (Éther 14:27).

 

Un sous-produit important du système asiatique jarédite de rallier des armées et d’absorber des nations, c’est l’efflorescence de bandes de brigands sur toute la surface du pays. Quiconque ne veut pas se joindre aux grandes armées est, comme nous l’avons vu, mis à mort, mais ceux qui s’échappent ? Ils sont naturellement des hors-la-loi, n’étant fidèles à aucun roi et n’ayant par conséquent aucun droit à être protégés. Pour survivre, ces gens se réunissent en bandes, et comme tous sont des déserteurs dont la tête est mise à prix, leur comportement devient très dangereux. L’Asie a été en tout temps couverte de bandes de brigands, exactement comme le continent américain sous le règne des Jarédites, et, de temps en temps, ces bandes de brigands ont formé des coalitions suffisamment fortes pour détruire des états et renverser des trônes. Lorsque les guerres entre les Mongols et les Mamelouks eurent épuisé toutes leurs ressources et ruiné beaucoup de pays, des soldats des deux armées se mirent en bandes pour devenir des armées de brigands, rassemblèrent les proscrits dans les déserts et les montagnes, et faillirent de peu conquérir tout l’ouest de l’Asie [30]. Les pages de Bar Hebraeus sont pleines de ces bandes de brigands et de bonnes descriptions de la façon dont elles opèrent. Partout où des gouvernements centraux étaient affaiblis par des guerres et la corruption, des bandes de brigands apparaissaient comme si elles sortaient de terre, comme par exemple, lorsque, au début du neuvième siècle, le brigand Omar devint la terreur de tout le Proche-Orient et, unissant ses forces à celles du chef de brigands Nasir dans le nord « commença à détruire le monde [31] ».

 

Tout comme des bandes de brigands formaient souvent le noyau d’armées conquérantes du monde (certains empereurs chinois avaient des armées entières composées de « jeunes dévoyés »), de même ces armées mondiales, une fois battues, se démembraient rapidement pour redevenir des bandes de brigands, pendant que leur chef, précédemment souverain mondial, se retrouvait de nouveau simple chef de bandits [32]. Les années pendant lesquelles Justinien et Chosroes s’affrontèrent en une rivalité mortelle pour le gouvernement du monde virent la naissance dans l’ouest de l’Asie d’une foule bigarrée de bandes de brigands comptant douze mille hommes, qui causèrent la ruine totale d’une grande partie du monde civilisé; à cette époque de panique et d’insécurité, « un grand schisme tomba sur les Arabes (c’est-à-dire les habitants) et en tous lieux se dressait un homme qui n’était pas d’accord avec son compagnon [33] ». Cet état de choses typique et récurrent rappelle d’une manière frappante les jours terribles des brigands jarédites, où chaque homme dormait sur son épée pour protéger ses biens de tous les autres hommes, et se les faisait quand même voler (Éther 14:1-2). Il n’est pas nécessaire de nous attarder sur les aspects pathologiques de la guerre à l’asiatique: le déguisement hideux, les serments sanglants, les hurlements d’aliénés, les pyramides de têtes et le reste. Dans Tarass Boulba, Gogol montre les hordes cosaques devenir complètement folles au combat ou, comme le dit Éther (Éther 15:22): « Ils étaient ivres de colère, comme un homme est ivre de vin. »  Un aspect déplaisant de l’affaire, qui vaut d’être mentionné, est la coutume universelle de collectionner les scalps, chose pratiquée en tout temps avec zèle dans les steppes d’Asie comme celles d’Amérique [34]. C’était en fait la coutume des conquérants asiatiques de poser en tout temps comme des incarnations du diable [35].

 

Les guerres insensées des chefs jarédites provoquèrent l’annihilation totale des deux camps, les rois étant les derniers à partir. La même chose était presque arrivée précédemment du temps d’Akish, quand une guerre civile entre ses fils et lui-même avait réduit la population à trente personnes (Éther 9:12). Tout ceci nous paraît peu vraisemblable, mais deux circonstances caractéristiques de la gurerre à l’asiatique expliquent pourquoi le phénomène n’est certainement pas sans parallèle: (1) Étant donné que toutes les guerres sont un conflit strictement personnel entre rois, la bataille doit continuer jusqu’à ce qu’un des rois tombe ou soit pris. (2) Et cependant les choses s’arrangent de telle manière que le roi doit être le tout dernier à tomber, l’armée tout entière existant dans le seul but de défendre sa personne. C’est ce que l’on voit clairement dans le jeu d’échecs, dans lequel toutes les pièces peuvent être prises, sauf le roi, qui ne peut jamais l’être. « Le shah aux échecs, écrit M. E. Moghadam, n’est pas tué et ne meurt pas. Le jeu est terminé quand le shah est poussé dans une position d’où il ne peut s’échapper. Ceci est conforme à toutes les bonnes traditions du jeu d’échecs, et derrière ces traditions, celle de capturer le roi à la guerre plutôt que de le tuer, chaque fois que c’était possible [36]. » Vous vous souviendrez des nombreux cas dans le livre d’Éther où des rois furent gardés des années en prison sans être tués. Dans le code de la chevalerie médiévale, hérité de l’Asie centrale, la personne du roi est sacrée, et tous les autres doivent périr pour le défendre. Après la bataille, le vainqueur peut faire de son rival ce qu’il veut – et l’on inventait parfois des tortures infiniment ingénieuses pour le règlement de comptes final – mais tant que la guerre continuait, le roi ne pouvait pas mourir, car, lorsqu’il mourait, la guerre était terminée, quelque puissantes que fussent les forces survivantes. De même, Shiz était disposé à épargner tous les sujets de Coriantumr du moment qu’il pouvait décapiter celui-ci de sa propre épée. Dans ce cas, bien entendu, les sujets deviendraient les siens. Le cercle de guerriers, « grands et puissants quant à la force des hommes » (Éther 15:26) qui se battaient autour de leur roi jusqu’au dernier homme représente cette même institution antique, le « dernier carré » sacré que nos propres ancêtres nordiques ont emprunté à l’Asie et que nous retrouvons maintes et maintes fois dans les guerres des tribus, dans lesquelles plus d’une fois le roi était véritablement le dernier à mourir. N’allez donc surtout pas vous imaginer que le dernier chapitre d’Éther est fantaisiste ou tiré par les cheveux. Les guerres d’extermination sont une véritable institution dans l’histoire de l’Asie.

 

Pour citer quelques exemples, quand Gengis Khan conquit la grande nation merkite, il ne laissa qu’un seul homme vivant: le frère de sa favorite [37]. Les rois assyriens annihilaient systématiquement tous les êtres vivants des pays qu’ils conquéraient, semant du sel dans les champs, comme les Romains, et inondant les emplacements des villes qu’ils avaient détruites pour les transformer en déserts inhabitables [38]. Dans des villes d’un million d’habitants, les Mongols ne laissaient âme qui vive, et transformaient d’immenses provinces en désert total [39]. La grande île de Chypre demeura un désert inhabité pendant sept ans après avoir été prise par les Turkomans [40]. Les Goths, en une seule bataille, exterminèrent entièrement les Scires [41], comme les Huns exterminèrent les Scythes et les Alains, et comme les Mongols exterminèrent les Tartares [42]. Les Mongols eux-mêmes reçurent leur châtiment en 1732, quand leurs propres cousins, les Mandchous, balayèrent neuf dixièmes des Mongols Orets dans un projet inspiré par les Chinois, visant à rayer les deux camps de la face du monde [43]. Ces suicides mutuels des nations n’étaient pas rares: les Kins et les Hsia Hsia, les deux plus grands empires de leur temps et aussi intimement apparentés par le sang que les peuples de Shiz et de Coriantumr, se livrèrent pendant quinze années des guerres qui balayèrent dix-huit millions de personnes, chiffre qui rend assez mesquins les deux millions d’Éther (Éther 15:2). Soit dit entre parenthèses, les guerres de Gengis Khan coûtèrent, rien qu’à la Chine, quarante millions de vies [44] ! La dynastie Jao des Huns du nord et l’empire Dsin du sud réalisèrent presque le suicide mutuel pendant une guerre civile dans laquelle « aucun des camps n’était disposé à faire la paix tant que l’autre n’était pas complètement écrasé ». Au premier siècle av. J.-C., les Huns se divisèrent pour suivre deux frères, Jiji et Huhansie. Vingt ans de guerre s’ensuivirent et le conflit ne se termina que lorsque, en 43 av. J.-C., les gens de Jiji finirent, en désespoir de cause, par fuir vers l’ouest à la meilleure manière jarédite, laissant, derrière eux, « de vastes étendues de terres vides et abandonnées » [45].

 

Ce genre d’histoire devrait convaincre les plus sceptiques que le livre d’Éther n’exagère pas dans ce qu’il nous dit soit à propos de ce qui est arrivé, soit à propos de l’envergure des événements. Le récit est conservateur par rapport à ce qui se passe en Asie, mais, en fonction de ce qui se passe là-bas, parfaitement authentique.

 

Ce que les Jarédites laissèrent derrière eux, ce fut un pays couvert d’ossements, car « si rapide et si expéditive fut la guerre », que « toute la surface du pays était couverte des corps des morts » (Éther 14:21-22) et une génération plus tard « leurs ossements jonchaient le pays situé du côté du nord » (Omni 1:22). Un voyageur médiéval, passant près de Kiev, des années après les grandes guerres entre les hordes mongoles et russes, rapporte: « Pendant que nous traversions cette région, nous trouvâmes sur le sol une multitude innombrable de crânes et d’ossements. » Loin de là, en Commanie et Cangle, « nous trouvâmes beaucoup de crânes et d’ossements étalés sur le sol comme du fumier ». Tous les habitants vivants, remarque-t-il, étaient réduits en esclavage [46]. Lorsqu’il y avait la moindre possibilité d’enterrer après ces grandes batailles, le seul procédé pratique était d’entasser les corps en grands tas et de les recouvrir de terre, « érigeant de grands tumulus sur eux ». La nation Naiman tout entière fut ainsi enterrée après sa destruction [47]. Joinville, voyageant une année entière en Asie pour arriver à la cour du « cham de Tartarie », vit tout le long de la route de la conquête tartare « de vastes tumulus d’ossements » [48]. Une comparaison soigneuse des tumulus préhistoriques d’Asie et d’Amérique s’indiquerait, mais il y a peu de chances qu’on y procède avant des années.

 

 

DES SURVIVANTS JAREDITES [49] ?

 

La première règle de la critique historique, quand on traite du Livre de Mormon ou de d’importe quel autre texte antique, c’est: Ne simplifiez jamais à outrance. Malgré son style narratif simple et direct, cette histoire est bourrée, comme peu d’autres le sont, d’une fantastique richesse de détails qui échappent complètement au lecteur peu attentif. Le Livre de Mormon tout entier est un condensé, et un condensé magistral; il faudra des années rien que pour démêler les milliers de déductions et d’implications subtiles qui enrobent ses déclarations les plus simples. Seules la paresse et la vanité conduisent l’étudiant à la conviction prématurée qu’il a la réponse finale à ce que contient le Livre de Mormon. « Les hommes sont constitués de telle manière, a dit Joseph Smith, qu’ils sont tentés de dresser des piquets et de fixer des limites aux œuvres et aux voies du Tout-Puissant... Pourquoi être si certains que vous comprenez les choses de Dieu, alors que tout pour vous est si incertain [50] ? » Ces paroles s’appliquent de la même manière au revivaliste le plus délirant qu’au savant le plus capable. Tertullien enseignait qu’il fallait considérer que tout ce que la Bible ne disait pas explicitement s’être produit dans le passé comme ne s’étant pas produit du tout. De nos jours, même l’étudiant de la Bible aux opinions les plus arrêtées ne se limiterait pas d’une manière aussi stricte; mais, admettons que nous puissions aller plus loin que Tertullien, jusqu’où pouvons-nous aller ? Rien dans l’Évangile rétabli n’a autant offensé le monde chrétien que le fait qu’il tenait absolument à aller beaucoup trop loin pour que cela fasse l’affaire du monde chrétien et qu’il osait parler de points de doctrine et d’événements qui ne sont pas du tout mentionnés dans la Bible.

 

Par exemple, Brigham Young dit, en opposition à de longs siècles d’interprétation erronée de Genèse 1:14: « Depuis combien de temps les cieux étoilés existent-ils? Nous ne pouvons le dire; pendant combien de temps continueront-ils à exister ? Nous ne pouvons le dire. Combien de temps y aura-t-il de l’air, de l’eau, de la terre, combien de temps les éléments dureront-ils dans leurs combinaisons actuelles ? Ce n’est pas à nous de le dire. Notre religion nous enseigne qu’il n’y a jamais eu de temps où ils (les éléments physiques) n’existaient pas, et il n’y aura jamais de temps où ils cesseront d’être; ils sont là et y seront dorénavant [51]. » Manifestement, les implications de déclarations de ce genre sont hautement offensantes pour beaucoup de bons chrétiens. Six mois avant sa mort, Joseph Smith, le prophète, a déclaré: « Il y a un certain nombre d’années que j’essaie de préparer l’esprit des saints à recevoir les choses de Dieu; mais nous en voyons souvent certains qui, après avoir souffert comme ils l’ont fait pour l’œuvre de Dieu, s’effritent comme du verre dès qu’arrive quoi que ce soit de contraire à leurs traditions [52]. » De quelles traditions parle-t-il ? Pas de la damnation des petits enfants, ni du baptême par aspersion, ni des idées néoplatoniciennes sur Dieu, car ces choses-là, les saints les avaient laissées derrière eux. Le traditionnalisme auquel il fait allusion est clairement défini dans un autre discours donné vers la même époque par le Prophète, quand il dit: « Je suppose qu’il ne m’est pas permis de me lancer dans l’examen de quelque chose qui n’est pas contenu dans la Bible. Si je le faisais, il y a ici, je pense, tant d’hommes plus que sages qu’ils crieraient ‘trahison’ et me mettraient à mort. Je vais donc utiliser la vieille Bible et je vais me faire commentateur aujourd’hui [53]. » Notez que de bons membres de l’Église sont accusés de deux folies: (1) prendre la Bible comme seule source possible de connaissance, et (2) interpréter la Bible strictement à la lumière de leur propre expérience limitée.

 

Venons-en au Livre de Mormon: n’est-il pas possible de tomber là aussi dans le vieux vice sectaire de la simplification à outrance ? N’y a-t-il pas beaucoup de saints des derniers jours qui tiennent absolument à ce que tout Américain d’origine pré-colombienne soit lamanite parce que, en vérité, il y a eu autrefois des Néphites et des Lamanites, et que les Néphites ont été détruits ? Et pourtant le Livre de Mormon lui-même rend pareille interprétation impossible. Les Néphites ont été détruits, nous dit-on, mais il est pertinent, pour ce qui est du cas des Jarédites, de demander ce que le Livre de Mormon entend par « détruit » ? Le mot doit être pris, comme tant d’autres mots-clefs du livre, dans son sens premier et original: « Démolir, séparer violemment en ses parties constitutives, démembrer la structure. » Détruire, c’est ruiner la structure, non pas annihiler les parties. C’est ainsi que dans (1 Néphi 17:31), nous lisons à propos de l’Israël du temps de Moïse que « selon sa parole, il les détruisit; et, selon sa parole, il les conduisit...  », les réunissant après qu’ils ont été « détruits », c’est-à-dire dispersés, et avaient besoin d’un dirigeant.  Selon (2 Néphi 25:9) : « ... comme une génération a été détruite parmi les Juifs... de même ils ont été détruits de génération en génération selon leurs iniquités ». Le massacre total d’une génération quelconque serait bien entendu la fin complète de son histoire, mais ce n’est pas cela que veut dire « détruit ». À propos des Juifs de Jérusalem, Néphi dit (1 Néphi 17:43): « Je sais que le jour va assurément venir où ils seront détruits, sauf un petit nombre...  ». Plus tard, « lorsque le Messie sera ressuscité des morts... voici, Jérusalem sera de  nouveau détruite...  » (2 Néphi 25:14).

 

Dans ces deux cas, ce qui s’est produit en réalité, c’est que les Juifs ont tous été dispersés « sauf un petit nombre » qui est resté dans le pays. Les Israélites, en entrant dans la terre promise, nous dit-on, chassèrent « les enfants du pays, oui au point de les disperser jusqu’à la destruction » (1 Néphi 17:32). Ceci montre clairement que la destruction des Cananéens, c’était leur dispersion, comme on sait que cela a été le cas. De même pour les Néphites: « ... lorsque ta postérité aura été détruite, et aura dégénéré dans l’incrédulité, et aussi la postérité de tes frères, voici, ces choses seront cachées » (1 Néphi 13:35), où Néphites et Lamanites à la fois dégénèrent dans l’incrédulité après avoir été détruits.

 

Nous ne trouvons qu’une seule fois dans le Livre de Mormon un cas d’annihilation, où l’on nous dit spécifiquement que « toute âme vivante des Ammonihahites fut détruite » (Alma 16:9), où non seulement la structure sociale, mais aussi chaque individu succombent. Dans d’autres cas, le Seigneur promet qu’il ne détruira pas entièrement les descendants du fils cadet de Léhi, Joseph (2 Néphi 3:3), ou de Lémuel (2 Néphi 4:9), et il est même dit à Néphi que Dieu « ne souffrira pas que les Gentils détruisent totalement le mélange de ta postérité qui est parmi tes frères » (1 Néphi 13:30), même si la promesse et l’accomplissement étaient que les Néphites seraient « détruits » (1Éther 8:21), et même si Moroni peut dire: « Il n’y a personne d’autre que les Lamanites » (Éther 4:3).

 

Ainsi donc, quand nous lisons dans le tout premier verset d’Éther que les Jarédites « furent détruits par la main du Seigneur sur la surface de ce pays du nord », nous devons entendre par là que la nation fut écrasée et dispersée, mais non que la bataille catastrophique finale fut nécessairement la fin de l’histoire. La première pensée qui vient à l’esprit du roi Mosiah quand il découvre les vingt-quatre plaques, c’est: « Elles nous donneront peut-être la connaissance d’un reste du peuple qui a été détruit, d’où ces annales sont venues... » (Mosiah 8:12) montrant que, qu’il ait survécu quelqu’un ou non, pour Mosiah du moins, il était parfaitement possible que des restes d’un peuple existent après que ce peuple ait été « détruit ». Mais Éther n’a-t-il pas prophétisé que « toute âme serait détruite, sauf Coriantumr » (1Éther 13:21) ? Toute âme de quoi ? Très exactement de « son royaume ainsi que toute sa maison ». Éther lui-même, caché dans une grotte, n’était pas de ce nombre, pas plus que d’autres habitants du continent: les Néphites, les Lamanites, les Mulékites qui y vivaient déjà au moment de la destruction jarédite. Pas plus non plus que les Jarédites renégats errant au loin au-delà des frontières du royaume. De tels renégats, il y en avait, comme le montre un certain nombre de choses.

 


 

 

[1]  La 8e partie de « The World of the Jaredites», IE 55, avril 1952,  pp. 236-38, 258, 260-65, commençait ici.

[2]  Hugh W. Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 238-44.

[3]  Id., pp. 226-30.

[4]  James Darmesteter, The Zend Avesta, 3 vols., Oxford, Oxford University Press, 1880-87, 2:265, Din Yast 1:3.

[5]  Michael Prawdin, The Mongol Empire, Londres, Allen & Unwin, 1940, p. 162.

[6]  On dit des tout premiers rois qu’ils « font perpétuellement le tour ». C’est ainsi que, dans les Textes des Pyramides, le pharaon « fait le tour » des Deux Régions comme des cieux, et les dieux babyloniens vont de sanctuaire en sanctuaire, c’est-à-dire de château en château, comme Apollon, Iliade I, pp. 37-42, et Poseidon, p. ex., Odyssée V, p. 381, le font au commencement.

[7]  Anton Jirku, « Aufsteig und Untergang der Hyksos », JPOS 12, 1932,  pp. 51-61; William F. Albright, « Egypt and the Early History of the Negeb », JPOS 4, 1924,  p. 134; Eduard Meyer, Geschicte des Altertums, 2e éd., Stuttgart, Cotta, 1928, vol. 2, 1e partie, p. 72. Pour les dates, voir William F. Albright, The Archaeology of Palestine, Baltimore, Penguin, 1960, pp. 84-85, 108-9.

[8]  Moritz Hoernes, Natur- und Urgeschichte des Menschen, 2 vols., Vienne, Hartleben, 1909, 2:396.

[9]  E. A. Speiser, « On Some Articles of Armor and Their Names», JAOS 70, 1950,  pp. 47-49; les mots hurriens pour désigner l’armure indiquent une origine en Asie Centrale, id., p. 49.

[10]  Voir appendice 2.

[11]  Karl A. Wittfogel et Fêng Chia-Shêng, « History of Chinese Society Liao», TAPS 36, 1946,  p. 663; Henning Haslund, Men and Gods in Mongolia, New York, Dutton, 1935, pp. 236-37.

[12] 11 Mildred Cable, The Gobi Desert, New York, Macmillan, 1945, p. 264.

[13] 12 E. Nelson Fell, Russian and Nomad, New York, Duffield, 1916, pp. 9-10.

[14] 13 Toute cette question est traitée dans mes deux articles, Hugh W. Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951,  pp. 226-53; et « The Arrow, the Hunter, and the State », WPQ 2, 1949,  pp. 328-44.

[15] F. E. A. Krause, Cingis Han, Heidelberg, Winter, 1922, pp. 14-27; Prawdin, The Mongol Empire, pp. 147-50.

[16] Darmesteter, Zend-Avesta, 2:148, Yasts 27:111). On trouve une description de la technique utilisée pour détourner les partisans d’un autre dans Al-Fakhri's Al-Adab al-Sultaniah wal-Dawla-l-Islamiyah, Le Caire, 5.

[17] William M. McGovern, The Early Empires of Central Asia, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1939, p. 143; cf. Nibley, « Hierocentric State », pp. 244-47.

[18] Xénophon, Cyropédie IV, p. 2.

[19]  Max Pieper, Die Ägyptische Literatur, Wildpark-Potsdam, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1927, p. 74.

[20] David D. Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2 vols., Chicago, University of Chicago Press, 1926-27, 1:57, 60, 40; cf. 2:124; « Je le saisis vivant de mes propres mains », etc., parlant du roi rival.

[21] Hérodote, Histoires IV, pp. 11, 126; Jordanes, dans C. C. Mierow, The Gothic History of Jordanes, Princeton, Princeton University Press, 1915, pp. 93-95; ch. 30; E. S. Creasy, History of the Ottoman Turks, 2 vols., Londres, Bentley, 1854-56, 1:46.

[22] Krause, Cingis Han, p. 26; Haslund, Men and Gods in Mongolia, p. 155.

[23] Hérodote, Histoires I, p. 214.

[24] George Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press, 1943, pp. 298-99; G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. 368; C. R. Beazley, The Dawn of Modern Geography, 2 vols., Londres, Murray, 1901, 2:267.

[25] Meissner, Babylonien und Assyrien, 2 vols., Heidelberg, Winter, 1926, 1:112; Haslund, Men and Gods in Mongolia, p. 155.

[26] Carpini, ch. 16, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 26.

[27] Carpini, ch. 6, dans id., p. 12.

[28] R. Grousset, L'Asie orientale des origines au XVe siècle, Paris, Presses Universitaires, 1941, 304-5, p. 307; la citation se trouve p. 305.

[29] Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2:99.

[30] E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus, 2 vols., Oxford, Oxford University Press, 1932, 1:465.

[31] Id., 1:124. Id., 1:124.

[32] C’est quasiment le leitmotiv de Arabshah, Life of Timur, Kitab 'Aja'ib al-Maqdur, Le Caire, A. H. 1335); quand ils sont régulièrement battus, les princes deviennent, selon les annales chinoises, des bandits de grand chemin, Krause, Cingis Han, p. 24. Les descendants d’Attila devinrent des chefs de bandes de brigands, bien qu’héritiers d’un empire mondial, p. ex., Jordanes, dans Mierow, The Gothic History of Jordanes, pp. 137-38; ch. 58. On voit que c’est l’état de choses primordial en consultant Darmesteter, Zend-Avesta 2:171.

[33] Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:103, 111.

[34] Hérodote, Histoires IV, 64, 66, 70; Pline, Histoire naturelle, VII, 2, p. 10; Ammianus Marcellinus, Rerum Gestarum XXXI, 2, p. 14 and 2, p. 22; Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2:396, No. 1050; Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:465; McGovern, The Early Empires of Central Asia, p. 54.

[35] Arabshah, pp. 4-6, mentionne les grands conquérants mondiaux qui ont propagé la croyance qu’ils étaient des démons.

[36] M. E. Moghadam, « A Note on the Etymology of the Word Checkmate », JAOS 58, 1938,  p. 662; cf. L. Thorndike, « All the World's a Chessboard », Speculum 6, 1931, pp.  461-65.

[37] Krause, Cingis Han, p. 26; Grousset, L'Asie orientale des origines au XVe siècle, p. 291.

[38] Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia 2:310-11, No. 811; 152, No. 340.

[39] Prawdin, The Mongol Empire, pp. 191-93, 469, 472.

[40] Constantin Porphyrogenitus, De Administrando Imperio p. 47, dans PG 113:365.

[41] Jordanes, dans Mierow, The Gothic History of Jordanes, p. 131; ch. 53.

[42] Eunapius, De Legationibus Gentium ad Romanos 6, dans PG 113:656-57; McGovern, The Early Empires of Central Asia, p. 366.

[43] Haslund, Men and Gods in Mongolia, pp. 206-7.

[44] Prawdin, The Mongol Empire, pp. 221, 329.

[45] McGovern, The Early Empires of Central Asia, pp. 335-36, 189-91.

[46i] Carpini, chs. 13, 21, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo, pp. 22, 37.

[47] Krause, Cingis Han, p. 17.

[48] Jean de Joinville, Mémoires de Saint Louis, dans Jean de Joinville, Chroniques des Croisades, trad. angl., Londres, Bohn, 1848, p. 476.

[49] La 9e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, mai 1952, pp. 316-18, 340, 342, 344, 346, commençait ici.

[50] Joseph Fielding Smith, Enseignements du prophète Joseph Smith [éd. française], p. 259.

[51] Cité dans N. B. Lundwall, Temples of the Most High, Salt Lake City, Lundwall, 1941, p. 301, tiré de Journal of Discourses 3:367-68.

[52] Smith, Enseignements du prophète Joseph Smith [éd. française], p. 268.

[53] Id., p. 282.

 

 

 

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