Chapitre six : UN HERITAGE PERMANENT

 

NEPHITES PORTANT DES NOMS JAREDITES

 

Tout d'abord, un certain nombre de noms indéniablement jarédites apparaissent de temps en temps chez les Néphites. Une coïncidence aussi frappante demande une étude, car elle ne peut guère avoir été un accident. Le Livre de Mormon nous apprend que les Jarédites et les Néphites parlaient des langues tout à fait différentes, et même une recherche superficielle montrera que les noms propres jarédites ont une consonnance particulière bien à eux. Leur trait le plus caractéristique c'est la terminaison en -m. C'est ce que l'on appelle la mimation et on la retrouve effectivement dans les langues les plus anciennes du Proche-Orient, où elle céda plus tard la place à la nunation, ou terminaison en -n, trait le plus caractéristique de l'arabe classique et aussi, comme nous l'avons déjà vu, des noms propres néphites [1]. L'emploi et la séquence corrects de la mimation et de la nunation dans le Livre de Mormon confirment puissamment l'authenticité du document, car le principe est une découverte relativement récente en philologie. Elle peut être illustrée par les seuls noms communs jarédites que nous connaissions, curelom et cumom, et le seul adjectif, shelem, appliqué à une montagne « à cause de sa hauteur extrême » (Éther 3:1). Il est intéressant de constater que le sens original de la mieux connue des racines sémitiques, SALAM, est probablement « un haut lieu » (Arabe sullam, échelle, escalier, élévation) avec l'idée de sécurité, et par conséquent de paix, comme sens secondaire.

 

Mais ce sont les noms propres qui nous intéressent ici. Lorsque, dans la brève liste de noms jarédites qui est parvenue jusqu'à nous, un pourcentage respectable apparaît également comme noms néphites, il est grand temps de se demander:  Est-ce là un cas où l'auteur du Livre de Mormon a laissé passer une coquille, ou y a-t-il quelque chose de significatif chez ces Néphites qui portent des noms jarédites ? La réponse est surprenante: Chacun de ces hommes est d'origine mulékite et est un chef de mouvement subversif contre l'État et la religion néphites ! L'importance de ceci ressort immédiatement si nous nous souvenons que le seul cas de chevauchage manifeste entre les peuples jarédite et néphite se retrouve dans l'épisode de Coriantumr et des Mulékites. Coriantumr, dernier chef jarédite, passa les neuf derniers mois de sa vie chez les Mulékites. Ces gens avaient quitté Jérusalem onze ans après Léhi et par conséquent trois années après que le peuple de Léhi se fût déjà installé dans le Nouveau Monde. On nous dit que « Coriantumr fut découvert par le peuple de Zarahemla » (1 Omni v. 21 italiques ajoutés), qui avait dû pas mal voyager pour le rencontrer jusqu'à mi-chemin entre leur lieu d'abordage en Amérique Centrale et Cumorah; selon toute probabilité, ils firent bien plus que la moitié du trajet, étant donné que Coriantumr avait été gravement blessé et, n'ayant absolument personne pour l'aider, n'aurait pu aller bien loin; le fait qu'il ne demeura que neuf mois après avoir été recueilli le montre bien, sans nécessairement le prouver. Mais l'évidence suggère fortement que les Mukélites « découvrirent » Coriatumr peu après la dernière bataille jarédite, et en conséquence, qu'ils étaient sur le continent depuis pas mai de temps, quoique quelques années de moins que les Néphites. Le chevauchage entre les cultures mulékite et jarédite dura au moins neuf mois, et s'est peut-être étendu sur de nombreuses années. En tout cas, nous avons la preuve que les Jarédites eurent une influence culturelle permanente sur les Néphites par l'intermédiaire de Mulek, car des siècles après la destruction de la nation jarédite, nous découvrons un Néphite portant le nom de Coriantumr, et nous apprenons que cet homme était descendant de Zarahemla, l'illustre chef des Mulékites. Ceci montre que l'influence jarédite a touché les Néphites par l'intermédiaire des Mulékites, ce qui est exactement ce à quoi on s'attendrait. Le nom avait été préservé soit dans la famille royale (Coriantumr le Jarédite fut certainement l'invité du chef) soit dans les annales mais très vraisemblablement le premier cas, étant donné que les gens en général ne vont pas chercher leurs noms dans les histoires écrites, alors que d'autre part rien n'est plus persistant que les prénoms, la plupart de ceux que nous utilisons aujourd'hui étant vieux d'au moins mille ans.

 

Le premier pays colonisé par les Jarédites fut Moron, nom encore porté par un des derniers rois jarédites. Or, le pays néphite « sur la frontière, près du bord de la mer à l'extrémité du désert » fut appelé par eux Moroni, et quiconque a une connaissance rudimentaire du ProcheOrient, reconnaîtra immédiatement que Moroni signifie « appartenant à Moron » ou « de Moron », la vieille terminaison -i étant le suffixe le mieux connu et le plus immuable depuis l'égyptien et le babylonien le plus antique jusqu'à l'arabe moderne, ayant toujours le même sens qui est d'indiquer la parenté. Le temps – la fin même de l'histoire jarédite – et le lieu – le territoire frontière extrême – s'accordant tous deux pour réunir les deux noms Moron et Moroni en un chevauchage culturel. Un cas parallèle est celui de Morianton, le nom d'un des premiers rois jarédites et aussi d'un pays situé sur la côte colonisée vers 72 de notre ère par un Néphite du même nom.  Dans ce cas, l'homme a très bien pu tirer son nom du pays qu'il a colonisé, comme le faisaient les conquérants d'autrefois (par exemple, l'Africain, Germanicus, etc.), prenant le nom du vieux territoire côtier jarédite qu'il recolonisa.

 

La survivance des noms de lieu jarédites est en outre révélée par la colline de Shim. Quand Mormon eut dix ans, il lui fut dit qu'îl pourrait trouver cette colline quand il deviendrait grand, bien qu'elle se trouvât dans un autre endroit du pays, parce qu'elle s'appellerait Shim (Mormon 1:3), ce qui montre que les Néphites la connaissaient sous son nom jarédite. Car il est probable que Moroni donne à la colline son nom jarédite dans (Éther 9:3), puisqu'il a l'habitude d'utiliser des noms jarédites pour décrire les itinéraires, et le nom qui suit immédiatement sur la liste après Shim est indubitablement jarédite. Un autre nom de lieu jarédite, Néhor, donné au désert dans lequel se retira le premier rebelle jarédite aussi bien qu'à une ville construite dans cette région, fut porté par un apostat néphite célèbre.

 

Noé [2] était un roi jarédite, et un autre Noé était un roi néphite. Le nom peut être authentiquement jarédite, car à part le personnage biblique originel « Noé ne se retrouve pas ailleurs en hébreu, que dce soit seul ou comme partie d’un nom », selon C. L. Woolley, mais est « harrite », venant du pays situé au nord de la Babylonie [3], c’est-à-dire de la patrie originelle des Jarédites. Le prêtre de Noé, Alma, trahit lui aussi un mélange de culture sinon de sang; sa patrie était le vieux pays mulékite, et deux de ses petits-fils portaient les noms jarédites de Shiblon et Corianton (Alma 31:7). Bien que Corihor fût le petit-fils du premier roi jarédite, son nom fut porté par un Jarédite de la dernière génération, où il a pu être repris par les Néphites sous la forme Korihor.

 

Compte tenu du peu de noms jarédites que nous avons, il semble donc clair que nous avons ici un chevauchage bien déterminé des deux cultures. Ce qui constitue l'argument final, c'est le fait que nos noms néphites et jarédités ont tous un passé et des liens mulékites. Le fait que le passé mulékite-jarédite représentait une tradition culturelle bien déterminée chez les Néphites et était consciemment cultivé est, je crois, très clairement montré dans la conduite des hommes qui portent des noms jarédites. Cinq des hommes sur les six dont les noms sont nettement jarédites trahissent des tendances anti-néphites prononcées, et le sixième, Shiblon, ne fut sauvé des rangs de ces rebelles que parce qu'un homme convertit son père anti-néphite. Pour ce qui est des autres, Morianton chercha à rappeler une grosse partie du peuple dans le désert, Coriantumr fut un apostat et rebelle notoire; Korihor se révolta contre l'Église et l'État et essaya d'inaugurer une révolte de masse, Néhor réussit même à établir un système de religion et de gouvernement rival opposé au gouvernement néphite, et on ne put l'arrêter qu'en l'exécutant pour le meurtre d'un bon juge; le roi Noé, de descendance mulékite mêlée, horrifia les Néphites en introduisant les manières des anciens rois jarédites: impôts écrasants, prostitution et abominations, « des bâtiments élégants et spacieux », la poursuite de ses adversaires dans le désert, les collèges sacerdotaux et les hiérodules rituels, et tout le reste. Nous avons ici deux modes de vie opposés, avec une forte indication que tout le soutien populaire n'est certainement pas du côté des Néphites. Le fait que le nom du plus grand rebelle d'entre eux tous, Gadianton, ne se trouve pas dans la courte liste jarédite n'est pas étonnant, mais il nous suffit de le comparer à des titres tels que Morianton et Corianton pour nous rendre compte que c'est du bon jarédite.

 

Il n'y a rien dans le Livre de Mormon qui montre un contact direct entre les Néphites et les Jarédites. Il y a toujours un intermédiaire, les Mulékites, qui, comme le montre l'histoire de Coriantumr l'ancien, étaient les voisins immédiats des Jarédites et comme le récit de Mosiah nous l'apprend, séparés des Néphites par une distance considérable. Tout indique l'absorption d'une grosse quantité de culture jarédite par le peuple de Zarahernla peu après son arrivée: La tradition d'un type très jarédite de conduite et de dissidence contre le gouvernement néphite par des hommes de formation mulékite portant des noms jarédites rend l'affaire tout à fait claire. L'abandon du nom jarédite par leurs descendants mêlés compte de nombreux parallèles historiques. C'est ainsi que les Huriens perdirent si rapidement et si complètement leur nom quand ils se mêlèrent aux Hittites que jusqu'à ces dernières années, on doutait de l'existence d'un peuple de ce nom; cependant nous savons maintenant que ce sont les Huriens, couvrant le vaste. arrière-pays au nord, qui fournirent aux Hittites leur classe dirigeante et leurs traditions impériales. C'est ce genre de rôle que les Jarédites dispersés et nomades des derniers jours ont pu jouer en contact avec le peuple plus civilisé mais moins agressif de Zarahemla, perdant complètement leur identité jarédite mais néanmoins trahis, comme le sont les Huriens, par les noms étranges de leurs dirigeants.

 

ILS SE CACHENT

 

Un élément décisif, je crois, dans notre découverte du sort final des Jarédites, c'est le fait qu'ils étaient passés maîtres dans l'art de s'esquiver et de se cacher. Leur histoire commence par l'épisode de Nimrah et Omer se cachant dans le désert et finit par celui de Shiz et de Coriantumr, et d'Éther lui-même faisant la même chose. Devons-nous croire à propos de ces gens-là que lorsque « une partie d'entre eux s'enfuit dans l'armée de Shiz et une partie d'entre eux s'enfuit dans l'armée de Coriantumr » (Éther 14:20), aucun d'eux n'essaya de s'enfuir dans le désert ?  Ou que personne n'essaya de fuir lorsque « un cri se fit entendre partout dans le pays » que Shiz approchait, balayant la terre devant lui ? (Éther 15:18). Ou que personne ne réussit à s'échapper lorsque « le peuple commença à être terrifié et commença à fuir devant les armées de Coriantumr » ? (Éther 15:27). Quand nous lisons que les hordes sauvages « balayèrent les habitants devant eux, tous ceux qui ne voulaient pas se joindre à eux » (Éther 14:27), nous nous rendons compte que nous avons devant nous des gens qui font de leur mieux pour s'esquiver, tableau classique de ceux qui « fuient dans les montagnes » ou se mettent à couvert dans les bois à l'approche du roi assyrien, des hordes mongoles ou du général chinois moderne [4]. En Asie, pour pouvoir survivre, les fuyards s'unissaient souvent en tribus guerrières redoutables (les Goloks modernes sont des tribus de ce genre), et créèrent une tradition et un mode de guerre remarquablement semblables à ceux des indiens d'Amérique du Nord [5]. Des siècles de guerre d'annihilation ont donné aux peuples d'Asie Centrale « un grand héritage de l'instinct de retraite dans des cachettes, et ce n'est qu'en utilisant et en cultivant ceci qu'ils ont évité l'extermination [6] ». Comme nous l'avons vu, ce précieux instinct fut cultivé avec zèle chez les Jarédites, et il n'est dit nulle part qu'aucun ne réussit à fuir, soit pendant la guerre finale, soit précédemment.

 

Lorsque Shiz et Coriantumr essayèrent une levée en masse universelle, ce ne fut pas l'oeuvre de quatre semaines que de rassembler leurs armées, mais de quatre ans, ce qui révèle un manque éminent de passion patriotique chez le peuple. Ces levées prenaient tout autant de temps en Asie (par exemple celles de Gengis Khan et du roi de Khwarazm), pour la raison manifeste que le peuple était extrêmement dispersé, n'était pas en contact avec les gouvernements centraux, peu disposé à coopérer à une entreprise dans laquelle il n'avait rien d'autre à gagner que des horions. La même situation est clairement suggérée dans  (Éther 15:14) : « ... ils mirent quatre ans à réunir le peuple, afin d'avoir tous ceux qui se trouvaient sur la surface du pays, et de recevoir toute la force qu'il leur était possible de recevoir. » Notez l'indication du but: On ne nous dit pas qu'ils atteignirent leur but, mais seulement qu'ils essayèrent; dans le verset suivant, l'expression « quand ils furent tous réunis », est simplement une réflexion générale (c'est une expression favorite de Homère) que l'on pourrait appliquer à n'importe quel groupe, quelque grand ou petit qu'il soit.

 

Au surplus, la pratiquejarédite bien établie de refuser purement et simplement de se joindre à une armée et de vivre comme des pillards ou « bandes de proscrits » n'aurait guère permis de tenir le peuple en respect même lorsque les grosses armées l'avaient englobé. Éther estime qu'il vaut d'être noté qu'un grand nombre de personnes tinrent réellement le coup jusqu'à la fin et ne peut attribuer qu'au pouvoir de Satan le fait qu'ils ne désertèrent pas pour retourner dans les bois (Éther 15:19). Et que dire des pillards ? Furent-ils balayés? Se rachetèrent-ils une conduite ? À mesure que la nation basculait de plus en plus dans une guerre sans espoir, les bandits pouvaient opérer avec une immunité accrue, leur nombre grossissant avec les opportunistes et les déserteurs, et, comme en Asie, leurs déprédations pouvaient continuer pendant des générations sans que personne ne les arrête. Rien de moins surprenant donc que de constater que la pire fripouille de l'histoire néphite, un homme habile à « poursuivre l'oeuvre secrète de meurtre et de vol » (Hélaman 2:4), dont les bandes secrètes se cachaient dans le désert et constituaient une société secrète d'assassins ait porté le nom jarédite de Gadianton.

 

Le passage du pays au peigne fin pour obtenir des recrues n'inclut pas le continent tout entier, car il négligea complètement les Néphites, Lamanites et Mulékites qui y vivaient, et qui peut dire qu'ayant eu des milliers d'années pour errer, plus une grande tradition de chasse et de nomadisme, aucun des Jarédites n'ait été jusqu'aux limites extrêmes du continent ? Éther n'écrit l'histoire que d'une seule nation, et comme Moroni ne présente qu'un pour cent de cette histoire (Éther 15:33) quelques renégats ne les intéressent pas. Ceux qui disparaissent du courant principal cessent simplement d'exister pour l'histoire d'Éther comme d'ailleurs pour n'importe quelle autre histoire. Mais un mot dans le Livre de Mormon qui pourrait nous montrer qu'il y eut réellement des groupes perdus et errants de ce genre sur le continent serait le bienvenu.

 

Comme s'il voulait tout spécialement nous donner cette assurance, un petit nombre de versets concis dans Omni parlent du peuple de Zarahemla, dont l'histoire est donnée si brièvement qu'à tous autres égards elle est entièrement insignifiante. Bien que ces gens jouent un rôle important une fois qu'ils entrent dans la sphère de l'histoire néphite, leur passé tout entier est résumé en trois versets seulement (Omni 15-17). Cela montre à quel point les rédacteurs du Livre de Mormon s'en tiennent à leur objectif, évitant toute espèce de digression et refusant avec entêtement de parler de tout autre peuple que ceux qui sont annoncés comme faisant le sujet de leur histoire. Le peuple de Zarahemla n'est mentionné que parce qu'il faut qu'il le soit – puisqu'il s'intègre avec le temps aux Néphites. Mais la brève et avare mention de leur passé est un indice sans prix pour nous. Elle nous rappelle que du simple fait que le peuple de Léhi était venu de Jérusalem pour une mission spéciale, nous ne devons pas en conclure que d'autres hommes n'ont pas pu avoir la même expérience. Et pour la même raison, le fait que les Jarédites furent amenés à la terre de promission au moment de la dispersion ne nous donne pas le droit d'en conclure que personne d'autre n'a jamais été conduit ainsi, que ce soit plus tôt ou plus tard qu'eux. Il n'est dit ni indiqué nulle part que les Jarédites eux-mêmes furent les premiers à y arriver, pas plus qu'il n'est dit ou impliqué qu'ils furent le premier ou le seul peuple à être emmené de la Tour. Longtemps après l'apparition du Livre de Mormon, Joseph Smith cita avec approbation du haut de la chaire la nouvelle que certaines légendes toltèques semblaient indiquer que ces gens étaient venus à l'origine du Proche-Orient à l'époque de Moïse [7], que pareille migration ait eu lieu ou non, il est significatif que le Prophète ne refusait pas de reconnaître la possibilité d'autres migrations que celles mentionnées dans le Livre de Mormon.

 

L'argument du silence a sa valeur quand on examine la possibilité « d'autres brebis ». Quand les Jarédites se rendent dans un pays « où l'homme n'avait jamais été », notre histoire considère que le fait vaut d'être noté, alors même que le groupe ne faisait que traverser. Or on dit beaucoup de choses dans le Livre de, Mormon sur le passé et le futur de la Terre Promise, mais on ne la décrit nulle part comme une terre vide. Les descendants de Léhi ne furent absolument pas les seuls à vivre sur le continent, et les Jarédites n'affirmèrent jamais l'être.

 

Tant que j'y suis, je ne puis résister à la tentation de citer pour vous un passage remarquable des premiers principes d'Origène dans lesquels ce zélé savant cite Clément, lequel, comme vous le savez, est quasiment l'auteur chrétien le plus ancien après les apôtres:

 

Clément le disciple des apôtres, rappelle ceux que les Grecs appellent antichthoniens (ceux qui demeurent de l'autre côté de la terre), et d'autres parties de la sphère (ou circuit) de la terre que personne de nos régions ne peut atteindre, et d'où aucun des habitants qui y habitent n'est capable d'arriver jusqu'à nous; il appelle ces régions « mondes » quand il dit: « L'océan » ne doit pas être traversé par les hommes, mais ces mondes qui se trouvent de l'autre côté de lui sont gouvernés par les mêmes ordonnances (littéralement dispositions) d'un Dieu qui guide et qui dirige, que ceux-ci [8]. »

 

On nous dit ici clairement que les tout premiers chrétiens enseignaient qu'il y avait des gens qui vivaient de l'autre côté du monde qui jouissaient de la, direction de Dieu dans un isolement complet du reste du monde. L'enseignement fut très rapidement perdu avec d'autres « choses précieuses » et n'est plus jamais approuvé après Origène (Augustin s'y oppose, carrément), mais illustre bien que les saints de tout âge ont dûment convenu que Dieu a eu des relations avec toute l'humanité et ont refusé de considérer leur propre expérience limitée comme la seule mesure de la Providence divine chez les hommes.

 

En 1898, un fermier qui arrachait des souches d'arbre près d'Alexandria, au Minnesota, découvrit une dalle de pierre portant ce qui semble être une inscription runique antique. Comme pour le Livre de Mormon, on dénonça rapidement l'affaire comme étant un faux, et, pendant quarante ans, l'avis universel des experts fut de mépriser cette escroquerie maladroite. Mais il se fait maintenant que la pierre de Kensington, comme on l'appelle, n'est pas une invention mais très probablement quelque chose d'authentique (voilà pour l'autorité des savants !). L'inscription nous parle de bandes de Normands se promenant dans le Middle-West au moins cent trente ans avant Colomb. Que ce soit vrai ou non, le Livre de Mormon y trouve-t-il une objection quelconque ? Bien sûr que non. La pierre de Kensington nous raconte aussi que ces Normands connurent une fin tragique et sanglante – en fait tout à fait en accord avec ce qui se passa dans le Livre de Mormon [9]. Nous présentons ceci comme épreuve: Car une fois que nous avons reconnu que tous les restes précolombiens ne doivent pas nécessairement appartenir au peuple du Livre de Mormon, le champ est libre pour l'anthropologue, et le problème de l'archéologue du Livre de Mormon, lorsqu'il apparaîtra, sera de découvrir en Amérique des choses qui peuvent avoir quelque chose à voir avec le Livre de Mormon, et non de prouver que tout ce que l'on trouve est une preuve certaine qui confirme ce livre. Ce fait évident, je l'ai fait ressortir dans un article de l'Improvement Era d'avril 1947 [10].

 

Il n'y a pas un mot dans le Livre de Mormon qui empêche que se soit rendu sur le continent américain un nombre quelconque de gens provenant d'une partie quelconque du monde à une époque quelconque, à condition qu'ils viennent sous la direction du Seigneur; et même cette nécessité ne doit pas être interprétée trop strictement, car le peuple de Zarahemla « n'avait pas apporté d'annales avec lui; il niait l'existence de son Créateur » (Omni 17), c'est-à-dire qu'il était loin d'être une colonie religieuse. Nul ne niera qu'autrefois « cette terre » resta « ignorée... des autres nations » (2 Néphi 1:8), mais cela ne veut pas dire qu'elle demeura vide d'habitants, mais seulement que la migration se fit dans une seule direction: de l'Ancien Monde au Nouveau, car alors même que Léhi prononçait les paroles que nous venons de citer, les Jarédites pullulaient dans l'est, et le vieillard parle d'autres peuples encore à venir, « tous ceux qui seraient emmenés d'autres pays par la main du Seigneur ». Devons-nous les rechercher tous dans le Livre de Mormon?

 

« DES HOMMES VENUS D'ASIE [11] »

 

Cher Professeur F.,

 

Mais pourquoi toute cette insistance sur la survie possible d'un petit nombre de fuyards jarédites se terrant dans les bois ? Parce qu'il n'y aurait pas besoin d'un grand nombre de tels renégats pour perpétuer « sur la face de ce pays du nord » les coutumes des nomades et chasseurs jarédites. Nous avons dit que quand les Asiatiques se cachent dans les montagnes et dans les bois, leur mode de vie devient tout à fait semblable à celui des Indiens. En effet, le professeur Grousset ne peut imaginer d'autre mode de vie qui soit aussi parfaitement semblable à celui des tribus dispersées et désorganisées d'Asie après la destruction des grandes nations que dans celui des indiens d'Amérique du nord au moment de leur découverte par les blancs [12]. Et qu'y a-t-il de plus naturel que de constater que les conditions dans le pays du nord, parsemé d'ossements et hanté par des chasseurs sauvages, présentent après le passage de la nation jarédite exactement le type de ruines et de sauvagerie qui constitue le tableau asiatique après le passage d'un empire ? Avec le temps, les descendants des chasseurs et des pillards jarédites devaient se combiner avec la racaille lamanite, comme leurs ancêtres l'avaient fait avec les Mulékites, et la vieille souche jarédite devait survivre, comme la souche néphite, uniquement en tant que « mélange » (1 Néphi 13:30). Mais les manières de faire des chasseurs jarédites, aussi parfaitement adaptées qu'elles l'étaient aux conditions de vie dans ce pays du nord, devaient non seulement se maintenir, mais rester prédominantes.  Ceci complique considérablement le tableau, mais pour ce qui est de cela, les anthropologues eux-mêmes commencent maintenant à découvrir des complications de ce genre dans leur propre tableau, comme nous l'a montré Gladwin avec beaucoup d'esprit et d'humour [13].

 

Il est inutile de discuter des affinités bien connues entre les Américains du nord et les chasseurs d'Asie: shamans, tertres, calumets de la paix, habitude de scalper, wigwams et tout cela. Les contacts entre les natifs des rivages asiatiques et américains de l'extrême nord du Pacifique ont encore lieu, mais c'est un phénomène strictement local [14]. C'est l'arrière-plan asiatique réellement antique des Indiens qui m'intéresse. Dans une étude récente sur la naissance de l'État antique en Asie centrale, j'ai puisé des preuves aussi bien chez les ethnologues américains que dans les sources de l'Ancien Monde, et tout s'emboîte parfaitement pour former un seul tableau. Mais le rapport, quel qu'il ait pu être, entre les Asiatiques et les Indiens – à part ces liens furieusement manifestes avec le Proche-Orient sur lesquels Gladwin attire l'attention – a dû être bien ancien, car les langues asiatiques sont parmi les plus conservatrices et les plus répandues de la terre, et si les deux mondes avaient été en contact aussi récemment que le croient certaines autorités, la nature asiatique des langues indiennes serait instantanément reconnaissable. Jusqu'à ce jour, personne n'a pu reconnaître ces langues comme étant celles des steppes asiatiques.

 

Or tout ceci se passe tel que le Livre d'Éther le veut. Ce récit nous dit qu'à l'aube même de l'histoire, il y a des milliers d'années, un groupe de chasseurs nomades et d'éleveurs de bétail venu du centre ouest de l'Asie a traversé l'eau – très probablement le Pacifique nord-vers le Nouveau Monde, où il conserva les coutumes de ses ancêtres, y compris certaines pratiques sauvages et dégénérées, et se livrait à un genre libre de guerre des steppes avec une cruauté et une férocité véritablement asiatiques; il nous dit que ces gens se déplaçaient considérablement dans le désert, en dépit du fait qu'ils construisirent des villes imposantes, et qu'ils produisirent une fuite permanente de « proscrits » tout au long des siècles. L'étude soigneuse des mouvements des Jarédites, Mulékites, Néphites et Lamanites devrait corriger la façon simpliste absurde avec laquelle on juge toujours le, Livre de Mormon au point de vue historique. Elle montrera d'une manière claire comme le jour que le Livre de Mormon lui-même suggérait l'origine asiatique de quelques éléments au moins de la race et de la culture indiennes longtemps avant que les anthropologues ne s'en fussent aperçus. Les savants ne prétendent plus qu'une seule migration et un seul itinéraire puissent expliquer tout ce qui concerne les Indiens. Le Livre de Mormon n'a jamais avancé une doctrine aussi naïve. Bien qu'il nous parvienne comme un digest et un abrégé dénudé et élagué, il est néanmoins l'histoire la plus complexe et la plus emmêlée que vous puissiez trouver; et dans ses pages compliquées et tragiques, il n'est pas de plus grand défi que la présence sinistre de ces « hommes venus d'Asie » féroces et sanguinaires appelés, de leur temps, Jarédites.

 

LA VUE D'ENSEMBLE

 

Le moment est venu de tirer quelques conclusions. Si vous voulez bien vous en souvenir, je me suis mis en devoir de prouver « que certaines choses étranges et peu connues décrites dans Éther ont pu se produire comme décrites parce qu'elles se sont réellement produites – d'une manière caractéristique et répétée dans ces régions de culture où, selon le Livre de Mormon, les Jarédites acquirent leur culture, et leur civilisation ». Parmi ces choses étranges et peu connues, nous avons mentionné la vallée de Nimrod, la confusion des langues, le grand vent, deseret et les plaines inondées du vieux monde, tandis que dans le nouveau notre liste comprend des points tels que la grande assemblée de la nation, l'attrait de disciples par la corruption, les serments par le ciel et la terre, les sociétés secrètes, les rois en prison, les ouvrages fins accomplis dans des prisons, la princesse dansante, les espèces animales étranges, les invasions de serpents, les grandes chasses nationales et les réserves de chasse spéciales, la nation en armes, une stratégie et une tactique curieuses, la formation d’armées par le recrutement forcé, le terrorisme systématique, le règne des bandes de brigands, les guerres d’extrermination considérées comme des duels personnels entre souverains rivaux, avec la survie rituelle du roi. La liste des « coups au but » est longue et si elle ne l’est pas autant que celle de Léhi, c’est parce que Éther en tire moins (1 Néphi, qui ne couvre que huit ans, peut consacrere beaucoup plus d’attention aux détails) et que la cible est, si c’était possible, encore plus difficile à atteindre. Son pourcentage de coups au but n’en est pas moins renversant.

 

Individuellement je trouve les parallèles entre les Jarédites et les anciens Asiatiques très impressionnants, mais pris ensemble, leur valeur s'accroît au Cube de leur nombre. Dans le livre d'Éther, ils s'emmêlent en un tout organique et parfait, le tableau logique d'un type de société dont l'existence même n'a été révélée qu'au cours des dernières années, et qui est tout à fait différente de cette culture indienne dans laquelle elle se transforma plus tard. Comme elle est admirablement intégrée, cette courte histoire! Il y a une grande calamité, une confusion de peuples et de langues, une dispersion générale en de nombreuses directions à partir d'un point situé quelque part au nord de la Mésopotamie [15]. Puis une migration dans des pays inconnus couverts de marécages et de lacs, restes humides et froids de la dernière époque glacière, et puis des vents terribles qui rattrapent le groupe juste au moment où il prend la mer. Quelques années après son abordage dans le Nouveau Monde, il tient une assemblée générale et choisit un roi; plus tard, le fils de celui-ci se révolte et inaugure des siècles de guerre violente,, qui trouveront leur conclusion dans une guerre d'extermination dont d'étranges survivants se terreront dans les bois et les déserts. Les nombres, les distances et les temps, tout cela s'adapte à la perfection, mais le genre de choses que l'on peut contrôler le plus parfaitement et qu'il est virtuellement impossible d'inventer, c'est, comme je l'ai souvent souligné, le genre de choses qui a été fait et la façon dont cela a été fait. C'est la vue d'ensemble qui est réellement impressionnante.

 

Mais le but principal que nous avons poursuivi en écrivant ces lettres, si vous voulez vous souvenir de la première, était de réfuter la Einheitstheorie d'un seul commencement pour l'origine des Indiens, puisque vous protestiez en disant que le Livre de Mormon consistait en une version simpliste de l'histoire. Je pense qu'il doit être manifeste maintenant que le récit du Livre de Mormon n'est pas aussi simple qu'il le parait Éther, à lui seul, introduit une fantastique liste de possibilités, dont on n'a jamais examiné sérieusement qu'un petit nombre. La plus importante de celles-ci est la probabilité, qui revient quasiment à une certitude, que de nombreux Jarédites survécurent dans des lieux écartés du nord pour perpétuer un puissant élément asiatique dans la culture et le sang de l'Indien américain.

 

Rédiger une histoire de ce qui aurait pu arriver au commencement même de l'histoire écrite aurait été aussi éloigné des possibilités d'un quelconque savant vivant en 1830 que l'aurait été la construction d'une bombe atomique. Le portrait des premiers grands États de l'Antiquité commence seulement à prendre forme à notre époque, et l'idée du noyau asiatique originel de toute civilisation était inimaginable il y a quelques années. Nos propres idées devront être continuellement révisées sur de nombreux points, mais les grandes lignes du tableau sont fermes et claires – et c'est ce même tableau que nous rencontrons dans le Livre d'Éther. Une des découvertes les plus surprenantes des dernières années a été la révélation que partout où les experts cherchent, à Babylone, à Thèbes, à Ras Shamra, en Asie centrale ou en Extrême-Orient, ils retrouvent dans toutes les périodes de l'histoire un mélange presque incroyable de types physiques et linguistiques. Et à mesure que le tableau biologique devient plus complexe, le tableau culturel semble devenir plus simple, le monde civilisé tout entier, à un moment quelconque de son histoire, semblant participer d'une manière générale à une civilisation mondiale commune unique. C'est aussi le tableau que nous trouvons dans Éther où les nations et les tribus sont déjà totalement « confondues » du temps de Jared, tandis que certaines institutions et pratiques sont décrites comme étant communes aux « anciens » dans leur ensemble et comme fleurissant parmi toutes les nations.

 

Une chose qui cadre aussi avec ce tableau, c'est le fait qu'un certain nombre de noms jarédites sont aussi des noms bibliques. Vous demandez dans votre dernière lettre comment cela se peut si la langue jarédite était la langue adamique perdue? Disons bien clairement au départ que la langue de Jared n'était pas du tout la langue adamique: Jared demanda que sa langue ne fût pas confondue, pour que son peuple pût continuer à se comprendre, non parce que c'était une langue unique ou parfaite ou la langue sacrée d'Adam, chose qui aurait certainement été mentionnée s'il en avait été ainsi. En effet, lorsque les Jarédites se furent enfuis et que leur langage fut en sécurité, le Seigneur dit au frère de Jared: « La langue que tu écriras, je l'ai confondue » (Éther 3:24). Quand Moroni parle de la puissance remarquable des écrits du frère de Jared, il attribue les paroles puissantes non au génie de la langue, mais à un don spécial donné par Dieu à l'auteur (Éther 12:24). Quant à l'antiquité de l'écriture, soit dit en passant, nous n'en avons pas discuté, parce qu'elle est encore totalement ignorée. À Uruk, où « Ies formes mères » de l'écriture apparaissent, elles ne le font pas par un processus graduel d'évolution, mais « soudain et sans avertissement apparaissent quinze cents signes et pictographes grattés sur de l'argile. Ils semblent avoir été écrits et utilisés sans aucun signe d'hésitation [16] », montrant que l'écriture était déjà bien établie quelque part dans le monde, et ce quelque part semblerait se trouver dans la région située au nord de la Mésopotamie [17].

 

Quant aux noms Jarédites dans la Bible, la confusion générale des langues non seulement la permettait, mais l'exigeait également; car souvenez-vous que la grande majorité des gens qui parlaient la langue jarédite fut à l'origine confondue et leur langue contaminée, de sorte que, alors que les mots restaient, leur signification ne demeurait pas (Éther 1:34). Nous nous attendrons donc à trouver des mots jarédites éparpillés partout dans l'Ancien Monde. La seule façon de découvrir ces mots c'est, bien entendu, dans les noms propres. Peu de gens dans notre société savent ce que signifie leur nom (bien que les noms de famille et les prénoms aient presque tous eu autrefois un sens), parce que nos noms sont presque sans exception des survivances de langues mortes depuis longtemps, ayant une histoire extrêmement complexe et pittoresque. Tel a toujours été le cas de noms propres. Il n'est pas surprenant que trois des plus vieilles villes du monde, l'une d'elles traditionnellement décrite comme étant la première ville du monde après le déluge, portent toutes le bon nom jarédite de Kish, bien que ces villes soient considérablement séparées l'une de l'autre. Il n'est pas surprenant que le premier roi d'Israël soit également appelé Kish. Il n'est pas surprenant qu'une ville égale à Kish en âge et en importance, en Mésopotamie soit appelée Lagash, tandis qu'une des plus vieilles villes de Palestine était Lakish, les deux rappelant le jarédite Riplakish, qui pouvait signifier en babylonien « Seigneur de Lakish ». Une coïncidence plus remarquable c'est que le roi jarédite Aha était le fils de Seth (Éther 1:10 11:10) puisque Ménès, le célèbre fondateur de la première dynastie égyptienne, portait le nom de Aha (signifiant guerrier), et était censé avoir succédé à Seth comme chef du pays [18]. On peut se faire une bonne idée de la complexité des choses quand on examine le nom de Korihor. Nous avons noté précédemment que le nom du grand-prêtre qui, en 1085 avant Jésus-Christ, usurpa le trône de Thèbes (soit dit entre parenthèses, la plus vieille ville d'Égypte et la plus vieille ville d'Europe portent toutes deux le nom de Thèbes: d'où vient-ce ?) semblait être identique à celui du parvenu néphite Korihor. Mais nous avons vu que Korihor est tout aussi manifestement identique au jarédite Korihor. Où est le lien ? Non pas en Égypte, chose surprenante, car Hurhor, Heriher, peu importe, ne semble pas avoir été le moins du monde un nom égyptien, quoiqu'on le trouve en Égypte, mais est probablement une adoption tardive du hurrien, par le cananéen; c'est-à-dire qu'il vient des territoires d'origine des Jarédites [19] ! Les Néphites peuvent ainsi l'avoir obtenu soit des Jarédites par Mulek, soit l'avoir importé directement de leur coin de l'empire égyptien, où sa forme égyptienne était illustre parmi les disciples d'Ammon.

 

Il n'est pas un nom ni un événement de l'histoire jarédite qui ne réclame une étude longue et sérieuse. Ils méritent cette étude parce que ce sont des noms et des événements d'un type authentique. Comme pour l'histoire de Léhi, si c'est de la fiction, c'est une ficton rédigée par quelqu'un qui connaissait parfaitement un domaine de l'histoire sur lequel personne au monde ne connaissait quoi que ce soit en 1830. Personne ne pourra produire, par exemple, un faux habile de l'histoire romaine, s'il ne connaît réellement beaucoup de choses sur l'histoire romaine véritable. Ainsi donc si Éther est un faux, où son auteur a-t-il obtenu la ferme connaissance nécessaire pour accomplir un travail qui puisse résister à cinq minutes d'examen ? Dans ces lettres hâtives, je n'ai fait qu'explorer la surface, mais si mes patins sont maladroits, la glace n'est jamais mince. Chaque page est chargée de matière à sérieuse discussion – discussion qui s'évanouirait rapidement face à la première absurdité flagrante.

 

Mais rien ne pourrait être plus injuste que de traiter le livre d'Éther simplement comme une histoire. Après nous être longuement préoccupés de l'aspect sordide et profane de l'histoire Jarédite, il est grand temps de nous rappeler que ce texte, dans lequel nous avons arbitrairement choisi pour le commenter, uniquement les versets que l'on aurait pu trouver dans n'importe quelle chronique antique, est un des plus grands trésors qui aient jamais été donnés à une génération d'hommes. La triste histoire des Jarédites n'est que le cadre du commentaire inspiré de Moroni, un puissant avertissement pour notre époque, mais plus encore que cela pour les temps à venir.

 

Mon cher F. [20],

 

Moroni nous assure que c'est le Seigneur qui gère les choses et que les hommes ratent toute la raison d'âtre et la signification de leur vie en ne reconnaissant pas ce fait: « Les vents sont sortis de ma bouche et a ussi les pluies » (Éther 2:24), dit-il au frère de Jared, mais les hommes ne se rendent pas compte qu'il en est ainsi, car le Seigneur montre constamment « un grand pouvoir qui paraît petit à l'intelligence des hommes » (Éther 3:5, italiques ajoutés). Les hommes n'ont tout simplement pas la foi et se refusent ainsi les bénédictions et le pouvoir qui pourraient leur appartenir, une « connaissance » sans limites « de toutes choses », laquelle est « cachée pour cause d'incrédulité » (Éther 4:13). Si nous avons la foi, Dieu ne nous refusera pas la connaissance de toutes choses. Et, chose ironique, les hommes savent qu'ils devraient avoir la foi même sans penser à aucune récompense, « car elle persuade les hommes à faire le bien » (2 Néphi 33:4). On commence par espérer – « l'homme doit espérer, sinon il ne peut recevoir un héritage » (Éther 12:32), car « la foi, ce sont les choses qu'on espère et qu'on ne voit pas; c'est pourquoi ne disputez pas parce que vous ne voyez pas; car vous ne recevez de témoignage que lorsque votre foi a été mise à l'épreuve » (Éther 12:6). Car s'il n'y a pas de foi parmi les enfants des hommes. Dieu ne peut faire aucun miracle parmi eux » (Éther 12:12), car il fait « aux enfants des hommes selon leur foi » (Éther 12:29).

 

Il n'est rien de plus difficile que de convaincre un homme d'une chose dont il n'a pas fait l'expérience: « Éther prophétisa des choses grandes et étonnantes au peuple, que celui-ci ne crut pas, parce qu'il ne les voyait pas » (Éther 12:5). Ceux qui n'ont pas la foi vivent dans un monde à eux qui leur paraît logique et final; ils adoptent la position très peu scientifique qu'au-delà du domaine de leur propre expérience très limitée, il n'existe absolument rien ! Pour eux, les oeuvres de Dieu paraissent petites et ils ne seront jamais guéris de leur myopie tant qu'ils ne seront pas disposés à regarder les faits en face et à passer une épreuve que seuls ceux qui ont le coeur honnête peuvent envisager sans un frisson d'horreur. L'épreuve est celle-ci: « Si les hommes viennent à moi, je leur démontrerai leur faiblesse. Je donne aux hommes de la faiblesse afin qu'ils soient humbles ... alors je rends fortes pour eux les choses qui sont faibles » (Éther 12:27). Quel homme du monde ou quel docteur en philosophie rempli d'affectation va jamais demander de la faiblesse ? Les hommes du monde cherchent les choses du monde, les réalités qu'ils connaissent – et les plus grandes de celles-ci sont « la puissance et le gain ». Tout au long des âges, nous assure le livre d'Éther, les hommes ont fait de la recherche de ces choses leur but le plus élevé et ont invariablement fait la découverte tragique que la clef de la domination sur ses semblables, c'est-àdire de la puissance et du gain, réside en trois choses: le secret, l'organisation et l'abandon des scrupules moraux, et spécialement de toute humilité dans la question de l'effusion du sang. Moroni dit à propos de ces trois choses: « Le Seigneur n'opère pas par les combinaisons secrètes, il ne veut pas non plus que les hommes versent le sang, mais il l'a interdit en toutes choses, depuis le commencement de l'homme » (Éther 8:19). Ces choses, explique le prophète, ont détruit civilisation après civilisation et continueront à détruire « toute nation qui favorisera de telles combinaisons ». (Éther 8:22)

 

On croirait lire Thucydide, qui fait -à propos de l'histoire grecque le même commentaire que Moroni pour l'histoire jarédite: les hommes qui vivent pour ce monde ne font que devenir invariablement de dangereux paranoïaques qui se détruisent eux-mêmes et tous ceux qui sont en contact avec eux. Mais les Grecs ne nous ont jamais montré l'autre côté de la médaille. C'est ici que le livre d'Éther dépasse de loin tous les autres commentaires sur l'histoire humaine. Les plus grands d'entre les Grecs nous ont enseigné, a écrit Goethe, que « Ia vie sur cette terre est un enfer ». Ils ne pouvaient pas aller plus loin que cela. Mais le livre d'Éther nous enseigne que la vie sur cette terre peut être le paradis, qu'en fait il y en a réellement eu ici beaucoup « avant que le Christ ne vînt, dont la foi était tellement forte qu'il ne fut pas possible de les empêcher de voir au-dedans du voile, mais ils virent réellement de leurs yeux ce qu'ils avaient vu par l’oeil  de la foi, et ils s'en réjouirent » (Éther 12:19), italiques ajoutés). Nous ne traitons pas ici des platitudes et des truismes habituels selon lesquels, si les hommes voulaient seulement se conduire convenablement et s'aider mutuellement, ils n'auraient pas d'ennuis: les hommes ont toujours su cela, ils ne l'ont su que trop bien.

 

Éther nous montre la société humaine divisée en deux groupes, non pas les bons et les mauvais comme tels, mais ceux qui ont la foi et ceux qui ne l'ont pas. Ils vivent dans des mondes totalement différents, l'un des groupes dans un véritable ciel, l'autre dans un véritable enfer. On nous montre sans ambages exactement le genre de monde que se créent ceux qui n'ont pas la foi. C'est l'avertissement de Moroni pour notre époque. Il y a une génération, les actes des fous sanguinaires des steppes asiatiques étaient aussi loin de la pensée et des expériences de l'homme occidental que l'autre face de la lune. Aujourd'hui le sinistre cauchemar est devenu notre propre histoire, et on nous montre dans les nouvelles les photographies de commandants américains adoptant les attitudes effrayantes et portant les énormes cache-oreilles et vestes ouatées des antiques khans des steppes. Qui aurait imaginé pareille chose ?

 

D'autre part, nous voyons le Seigneur parler « en toute humilité » (quelle leçon d'humilité !) à tout homme qui est prêt à le recevoir. Les Jarédites n'étaient pas Israélites, ni même la postérité d'Abraham: c'étaient simplement des êtres humains, apparemment un groupe hétéroclite n'ayant pas d'affinités raciales particulières. Dans cette histoire, le temps et le lieu cessent d'exister, car beaucoup d'hommes dont nous n'avons aucune trace parlèrent face à face avec le Seigneur longtemps avant qu'il ne vînt accomplir sa mission terrestre. Cette indifférence remarquable à toute qualité autre que la foi est transférée chez Éther jusque dans l'autre monde, car nous y apprenons que le Seigneur a préparé « parmi les demeures de [son] Père » « une maison pour l'homme » (Éther 12:32) où les fidèles de cette terre seront à l'aise au milieu des fidèles des autres mondes. Ainsi les liens du temps et du lieu sont complètement dissous dans la théologie de Moroni, et les mêmes promesses et avertissements qui planaient sur le monde des Jarédites sont transmis à notre propre monde.

 

Qu'il me soit permis de faire remarquer, en terminant, que c'est dans le Livre de Mormon, dans Éther pour être précis, que nous entendons parler de choses situées au-delà du voile, d'autres mondes que celui-ci – de nombreuses demeures parmi lesquelles les fidèles de ce monde n'hériteront qu'une seule – et d'hommes qui parlent face à face avec Jésus en vision. Je trouve tout cela publié en 1830 quand Joseph Smith n'avait que vingt-quatre ans et que l'Église n'était pas encore organisée. Et cependant certains de mes amis intellectuels sont occupés en ce moment même à s'évertuer à montrer que toutes ces idées furent le produit de la pensée ultérieure de Joseph Smith et que l'idée de choses du genre de sa première vision fut élaborée pour la première fois en 1843 par un comité à Nauvoo. Il n'y a rien de pareil à l'histoire des Jarédites pour montrer que l'évangile est aussi éternel que vrai.

 

Si la partie historique du livre d'Éther devait être publiée au monde comme traduction d'un texte trouvé, disons dans la Caverne des Mille Bouddhas, les experts de l'Asie antique pourraient croire que c'est un ouvrage de fiction, mais n'y trouveraient rien, sauf les étranges noms propres, pour leur faire douter qu'il décrit une culture antique authentique. Si vous voulez être très prudent, vous pourriez dire qu'il y a très peu de choses qui irriteraient l'expert. Mais tenant compte du fait que les études asiatiques sont encore en embryon, des conditions dans lesquelles cette oeuvre a été publiée et de la probabilité extraordinairement faible que l'écrivain ait pu tomber juste sur la moindre des choses, je pense que l'on n'a pas besoin d'autres lettres de créance pour établir l'authenticité du livre qui répète maintes et maintes fois qu'il rapporte les coutumes de très anciens Asiatiques. Le livre d'Éther, comme 1 Néphi, touche juste bien trop souvent pour représenter l'habileté d'un homme tirant au hasard dans le noir.

 


 

 

[1] On peut trouver des exemples de mimation dans William F. Albright, The Vocalization of Egyptian Syllabic Orthography, New Haven, American Oriental Society, 1934, pp. 7-8, 14-15.

[2] Ici le texte pour le magazine dit: « Noé était un roi jarédite et il y avait un autre Noé qui était un roi néphite, mais ce dernier n’était pas un Néphite pur sang, car son père, Zénif, était le dernier dirigeant de la colonie mulékite. » La dernière partie de ce commentaire a été supprimée dans l’édition livresque de 1952. Nous avons très peu de renseignements sur Zénif.

[3] Leonard Woolley, Abraham, Londres, Faber & Faber, 1936, p. 175.

[4] « Ils fuient dans les montagnes », telle est la formule qu’emploient les Assyriens, p. ex., David D. Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2 vols., Chicago, University of Chicago Press, 1926-27, 1:79. « En quittant Balach », dit Marco Polo, dans T. Wright, The Travels of Marco Polo, Londres, Bohn, 1954, p. 79, livre 1, ch. 23, « vous traversez une région où il n’y a pas le moindre signe d’habitation, les gens s’étant tous enfuis vers les forteresses des montagnes pour se protéger des des attaques des pillards prédateurs qui envahissent ces régions. » Dans les régions plates du nord, « tout le monde essayait de s’échapper dans les bois », à l’approche des hordes, B. Ya. Vladimirtsov, The Life of Chingis-Khan, New York, Houghton Mifflin, 1930, p. 20.

[5] René Grousset, L'Asie orientale des origines au XVe siècle, Paris, Presses Universitaires, 1941, p. 305.

[6] Mildred Cable, The Gobi Desert, New York, Macmillan, 1945, p. 278.

[7] Joseph Fielding Smith, Enseignements du prophète Joseph Smith [éd. française], p. 215.

[8] Origène, Peri Archon, Des premiers principes) II, 3, 6 dans PG 11:196.

[9] On trouvera un compte rendu complet sur la pierre de Kensington dans S. M. Hagen, « The Kensington Runic Inscription », Speculum 25, 1950,  pp. 321-56.

[10] Hugh W. Nibley, « The Book of Mormon as a Mirror of the East », IE 51, 1947,  pp. 202-4, 249-51.

[11] La 10e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, juin 1952,  pp. 398-99, 462-64 , commençait ici.

[12] René Grousset, L'Asie orientale des origines au XVe siècle, p. 305.

[13] Harold S. Gladwin, Men Out of Asia, New York, McGraw-Hill, 1947.

[14] M. A. Czaplicka, Aboriginal Siberia, Oxford, Clarendon, 1914, pp. 69, 79, 114-16, 203-27.

[15] S’il veut examiner la carte culturelle d’Asie publiée dans le magazine Life du 31 décembre 1951, pages 8-9, le lecteur remarquera que les éditeurs situent le « début de la civilisation » dans les montagnes au nord et à l’est de la Mésopotamie, le foyer central se situant dans les grandes vallées directement au nord de Schinear. Cela concorde exactement avec les conclusions que nous tirons sur la base du livre d’Éther.

[16] W. Andrae, « The Story of Uruk », Antiquity 10, 1936,  pp. 42. À propos de l’apparition tout aussi soudaine de l’écriture égyptienne, Siegfried Schott, Mythe und Mythenbildung im alten Ägypten, Leipzig, Hinrich, 1945; réimpression Hildesheim, Olm, 1964, p. 3.

[17] J’ai traité de ce thème dans « The Arrow, the Hunter, and the State » WPQ 2, 1949,  pp. 328-44.

[18] Philip K. Hitti, History of Syria, New York, Macmillan, 1951, p. 149.

[19] Id., pour l’élément archaïque Hur-, Hor- dans les noms égyptiens, voir Schott, Mythe und Mythenbildung im alten Ägypten, p. ex. p. 5.

[20] La Conclusion de « The World of the Jaredites », IE 55, juillet 1952,  pp. 510, 550, commençait ici.

 

 

 

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