CHAPITRE DEUX : Le départ La dispersion Le livre
d’Éther, dans sa description du déracinement et de la dispersion, depuis
la tour, d’une population nombreuse, nous la montre s’en allant non pas
individuellement mais par groupes, et pas simplement des groupes de
familles, mais des groupes d’amis et d’associés : « tes amis et leurs
familles, et les amis de Jared et leurs familles » ("Éther
1:41).
Il n’y avait pas de raison de laisser la langue de Jared sans la confondre
s’il n’y avait personne à qui il pourrait parler, et son frère invoqua
le Seigneur pour que ses amis puissent également conserver la langue. Ceci
s’appliquerait néanmoins à n’importe quelle autre langue : si chaque
personne devait parler une langue rien que pour lui et partir tout à fait
seul, les races auraient été non pas simplement éparpillées mais tout à
fait annihilées[1].
Nous ne devons pas tomber dans le vice classique qui consiste à lire dans
les Ecritures des choses qui ne s’y trouvent pas. Notre texte ne dit
absolument pas que tout le monde s’est tout à coup mis à parler une
nouvelle langue. Il nous est dit dans le livre d’Éther que les langues
furent confondues avec et par la « confusion » du peuple : «
Invoque le Seigneur, dit Jared (Éther 1:34), afin qu’il ne nous confonde
pas de telle sorte que nous ne puissions comprendre nos paroles »
(italiques ajoutés). Cette précision est significative pour plus d’une
raison. Comment peut-on dire que « nous ne pouvons comprendre nos
paroles » ? Les mots que nous ne pouvons pas comprendre peuvent être
des syllabes qui n’ont pas de sens ou peuvent être dans une langue étrangère,
mais dans l’un ou l’autre cas, ce ne sont pas nos paroles. La
seule manière pour nous de ne pas comprendre nos propres paroles c’est
que des mots qui sont réellement les nôtres changent de sens parmi nous.
C’est exactement ce qui arrive lorsque les gens et par conséquent les
langues sont soit « confondus », c’est-à-dire mélangés, soit éparpillés.
Dans le récit d’Éther, la confusion des gens ne doit pas être séparée
de la confusion de leur langue ; elles sont, et ont toujours été, un seul
et même processus : le Seigneur, nous dit-on (Éther 1:35-37), « ne
confondit pas la langue de Jared ; et Jared et son frère ne furent pas
confondus... et le Seigneur eut compassion de leurs amis et de leurs
familles aussi, de sorte qu’ils ne furent pas confondus ». Il est clair
que « confondre », tel que le mot est utilisé dans le livre d’Éther,
doit être pris dans son sens véritable et littéral de « déverser
ensemble », « mélanger ensemble », si l’on se rapporte à la prophétie
qui se trouve dans (Éther
13:8,
qui dit que « Ie reste de la maison de Joseph sera édifié dans ce pays...
et il ne sera plus confondu », le mot signifiant ici mêlé à d’autres
peuples, culturellement, linguistiquement ou autrement. Il y a
encore une autre expression biblique importante à laquelle notre texte
apporte un éclaircissement bienvenu : Éther ne dit pas que « toute la
terre avait une seule langue et les mêmes mots » (Genèse
11:1),
mais il nous donne une indication intéressante sur la manière dont il faut
comprendre ce passage. Tout comme « fils » et « descendant » sont le même
mot en hébreu et peuvent par conséquent être facilement confondus par des
traducteurs (qui en fait n’ont pas la possibilité de savoir, à part le
contexte, dans quel sens il faut comprendre le mot), de même « terre » et
« pays » sont le même mot, le eretz bien connu. Étant donné que
le livre d’Éther, qui ne parle que des Jarédites, note que « il n’y
avait aucun des beaux jeunes fils ni des belles jeunes filles sur la surface
de toute la terre qui se repentît de ses péchés » (Éther
13:17),
il semblerait que l’expression courante « toute la terre » (kol
ha-aretz) de l’Ancien Testament ne doive pas toujours être prise dans le
sens de globe tout entier. Il est certainement tout aussi légitime de
penser que l’époque de Péleg a été le moment où, comme le décrivent
les vieux écrivains juifs, « Ies enfants de Noé commencèrent à diviser
la terre entre eux[2]
», que d’imaginer sans la moindre autorité la dérive des continents ou
le déchirement du globe terrestre. La première réaction qu’a le lecteur
d’un texte ancien et fragmentaire devient ordinairement un credo qu’il
garde toute sa vie, même si les recherches et la révélation se sont
combinées dans les derniers jours pour discréditer cette solution évidente
et facile des mystères. Lorsque nous l’examinons, le livre d’Éther,
comme 1 Néphi, a tout d’un récit sobre qui s’en tient aux faits et
n’a jamais été censé être un tremplin pour l’imagination ; par
exemple, notre document n’attribue pas la dispersion du peuple, comme on
pourrait le croire innocemment, à la confusion des langues. Lorsque le frère
de Jared eut été assuré de ce que lui, son peuple et leur langue ne
seraient pas confondus, la question de savoir s’ils seraient chassés du
pays restait encore à résoudre : C’était un autre problème, et il est
évident que la langue qu’ils parlaient avait aussi peu à voir avec leur
expulsion du pays qu’avec leur destination. C’est quelque chose
d’autre qui va chasser de chez eux les Jarédites réticents. Qu’est-ce
qui a pu les forcer à partir ? Pour être sobre et fidèle aux faits,
l’histoire n’a pas besoin de se cantonner au monotone, au normal et au
quotidien. La confusion et la dispersion des gens de la tour ne fut pas l’évolution
lente du processus historique. Elle fut soudaine et terrible, et le livre
d’Éther donne l’indication la plus claire possible de ce qui l’a causée.
Mais ceci introduit un thème dont il m’est
impossible de parler brièvement. Réservons-le pour une autre lettre. Une note sur le temps[3] Cher F., Il est réjouissant de savoir que vous avez enfin lu
le livre d’Éther et que vous avez découvert qu’il n’est pas, en dépit
de son nom, « du chloroforme en caractères d’imprimerie ». Le sujet que
vous contestez maintenant, « le récit extravagant et outré de la façon
dont ils ont traversé l’océan », est celui-là même auquel ma dernière
lettre voulait en venir. Nous avons terminé, vous vous en souviendrez, par
l’observation que c’est quelque chose d’effroyable qui a dû chasser
les Jarédites du pays. Qu’était-ce ? Les burans de l’Asie centrale sont toujours
terribles. Les voyageurs anciens et modernes racontent des histoires presque
incroyables mais uniformes sur ces vents terrifiants qui déplacent presque
quotidiennement d’énormes masses de sable, de poussière et même de
gravier d’une partie du continent à l’autre[4].
Les grands dépôts de lœss sur les bords orientaux et occidentaux de cette
vaste région témoignent de tempêtes de sable encore plus terribles qui
accompagnèrent la dessiccation du pays après l’époque glaciaire. Mais
c’est quand le climat du monde connaît un bouleversement, comme cela a été
le cas un certain nombre de fois dans le cours de l’histoire, que les
sables qui soufflent de l’Asie font tomber de puissants empires en ruines,
ensevelissent de grandes villes presque du jour au lendemain et dispersent
les tribus dans toutes les directions pour envahir et submerger les
civilisations plus favorisées de l’Est et de l’Ouest. Le temps qu’il
fait en Asie est le grand mécanisme moteur central de l’histoire du
monde. Ce n’est que ces dernières années que les hommes ont commencé à
faire le lien entre les grandes migrations de l’histoire, ainsi que les
guerres et les révolutions qui les ont accompagnées, et ces grandes crises
climatiques, comme le grand vent et la sécheresse de 2300-2200 av. J.-C et
les inondations mondiales de 1300 av. J.-C, que nous savons maintenant s’être
produits dans le courant de l’histoire écrite[5].
Ceux qui étudient la société ont été à ce point hypnotisés par la
facilité avec laquelle tous les imprévus de la vie peuvent être expliqués
en fonction des principes de l’évolution, que la fureur des éléments et
l’effondrement des empires passent inaperçus dans leurs graphiques et
leurs manuels. Alors qu’ils ont sous les yeux des exemples aussi visibles
que le nez au milieu de la figure, ils dédaignent néanmoins de reconnaître
des choses aussi bassement sensationnelles que les épidémies et les
tremblements de terre, et ils ne veulent pas non plus reconnaître la
vitesse effrayante avec laquelle les scènes de l’histoire du monde
changent. Sir Aurel Stein, dans son livre Lou-Lan, a décrit
les maisons et les rues désertes de cette ville se trouvant exactement dans
le même état qu’il y a quatorze siècles, lorsque leurs habitants furent
chassés par une sécheresse si soudaine et si terrible que ni le bois des
arbres fruitiers, ni les tissus les plus délicats n’ont pourri depuis[6].
La grande ville d’Etsina fut tout aussi soudainement abandonnée il y a
six cents ans et ne fut retrouvée qu’en 1908 : « Toute vie naturelle
mourut. Les arbres de la forêt se jetèrent sur le sol [parlant évidemment
des vents terribles]... et il s’éleva des tempêtes qui ensevelirent
bientôt le pays sous le sable. » Aujourd’hui encore, les arbres sont là
non décomposés, « comme des momies desséchées au soleil, morts, nus et
gris... ils étaient étendus par milliers sur une vaste région, qui était
autrefois une forêt ombragée... nous sommes passés devant d’autres
ruines de fortifications abandonnées, et avec d’étranges sensations,
nous avons déterré des objets qu’aucun être humain n’avait touché
pendant plus de six cents ans...[7]
» Le même voyageur qui raconte cela allait être témoin
oculaire de la répétition de cette tragédie asiatique bien connue : « Un jour, nous avons rencontré un village sart
abandonné où les digues nouvellement jetées et les terrassements inachevés
témoignaient de la lutte désespérée qu’avait menée l’ancienne
population pour retenir l’eau en voie de disparition... Mais un jour était
venu où il n’y avait plus eu d’eau. Les animaux se tenaient près des
points d’eau et cherchaient en vain de l’humidité, les femmes
pleuraient dans les maisons, et les hommes se rassemblaient dans la mosquée
pour prier Allah pour obtenir le miracle qui seul pouvait sauver leurs
nombreuses maisons [cf. Éther 1:38]. Mais il ne se produisit pas de miracle
; le village n’obtint pas d’eau et, dans la dernière extrémité de la
famine, le peuple jeta ses possessions les plus indispensables sur les
chevaux et les ânes restants et quitta rapidement ses foyers et le pays de
ses pères pour suivre son aksakal [l’ancien du village, cf. le frère
de Jared] dans les terres brûlées par le soleil à la recherche désespérée
d’eau[8]. » Le sort des malheureux vagabonds est décrit en ces
termes : « Plus tard, nous avons rencontré de temps en temps de petits
groupes de ces anciens paysans, qui, maintenant, nomades malheureux,
erraient dans les steppes. Les fugitifs avaient été obligés de se répartir
en petits groupes, puisqu’aucun cours d’eau ne pouvait les desservir
tous...[9]
». N’est-ce pas là en miniature l’histoire de la
dispersion ? Vous savez comment les ancêtres des Étrusques furent chassés
d’Asie mineure par la sécheresse et se dirigèrent vers l’ouest, à la
recherche d’une terre promise. Ce n’était pas simplement de l’eau que
recherchaient ces gens, mais une terre meilleure, et surtout de meilleurs pâturages.
Dans l’épopée des Bani Hilal, on nous montre comment l’une des plus
grandes tribus arabes fut chassée de chez elle par sept années de vents brûlants,
et comment elle chercha une terre promise, tout d’abord en Asie centrale
et puis au Maroc. C’est lorsque le reste du monde fut frappé de famine
que l’Égypte devint le refuge des patriarches, car « il y avait du blé
en Égypte ». Comme vous le savez, il y a deux points ou centres de
rayonnement classiques à partir desquels toutes les migrations de
l’Antiquité ont pris leur élan : le cœur de l’Asie et (à un bien
moindre degré) le désert arabe. N’est-il pas remarquable que les
migrations du Livre de Mormon prennent leur départ dans ces deux mêmes
centres ? Vous devez dépasser l’idée que l’histoire avance
à un rythme lent et même majestueux. Ce n’est pas vrai. La calamité
soudaine qui s’est abattue sur un village asiatique en 1927 a frappé
maintes et maintes fois dans le passé, dispersant les habitants de grandes
capitales et les transformant en vagabonds sur la terre, « et lorsque la
tempête s’apaisait, les sables volants se solidifiaient de nouveau, et
les nomades terrifiés trouvaient la face tout entière de la nature
transformée en de nouvelles formes.[10]
» Et de toutes les nombreuses villes et de tous les nombreux empires
dispersés par une bouffée soudaine d’air brûlant, c’est Babel, la
ville de la tour, qui a laissé derrière elle le dépôt le plus riche de légendes
et de traditions. Eusèbe, dans son Chronicon, qui, chose
surprenante, s’est révélé être une des sources les plus dignes de
confiance de l’histoire orientale ancienne, cite la Sibylle et lui fait
dire que « lorsque tous les hommes parlaient une seule langue, certains
d’entre eux construisirent une haute tour de manière à monter jusqu’au
ciel, mais Dieu détruisit la tour par des vents puissants[11]
». Deux siècles plus tard, Théophile d’Antioche donne une version plus
complète de l’histoire, citant la Sibylle en vers : « Après le
cataclysme, les villes et les rois eurent un nouveau commencement, de cette
manière. La première ville de toutes fut Babylone... et un homme du nom de
Nimrod en devint le roi... comme à cette époque les hommes avaient
tendance à se disperser, ils se consultèrent au lieu de consulter le
Seigneur, et décidèrent de construire une ville et une tour dont le sommet
arriverait au ciel, de sorte que leur nom puisse être glorifié... Ainsi
parle la Sybille : Mais lorsque les menaces du grand Dieu s’accomplirent,
menaces dont il avait averti les mortels à l’époque, ils construisirent
une tour en pays assyrien. Ils parlaient tous autrefois la même langue et
voulaient monter aux cieux étoilés. Mais immédiatement l’Immortel fit
une forte pression sur les coups de vent, de sorte que le vent renversa la
grande tour et poussa les mortels à lutter les uns contre les autres. Et
lorsque la tour fut tombée, les langues des hommes furent divisées en de
nombreux dialectes, de sorte que la terre se remplit de différents royaumes
d’hommes[12]. « Le Livre des Jubilés (2e
s. av. J.-C.) dit comment « le Seigneur envoya un vent puissant contre la
tour et la renversa sur la terre, et voici c’était entre Assur et
Babylone dans le pays de Schinear, et ils lui donnèrent le nom de
‘Renversement’[13]. » L’historien persan zélé
et érudit qu’était Tha’labi (mort en 1030 apr. J.-C.), rapporte que le
peuple fut dispersé de la tour par une sécheresse terrible accompagnée de
vents d’une telle vélocité qu’ils renversèrent même la tour[14].
« Quarante ans après l’achèvement de la Tour », dit Bar Hebraeus,
qui réunit une vaste quantité de traditions en Asie centrale au treizième
siècle, « Dieu envoya un vent et la Tour fut renversée et Nemrodh y
mourut[15].
La description de perturbations atmosphériques violentes accompagnées de
bouleversements sociaux, de la dispersion de tribus et d’un changement de
langues ne peut que remonter à un événement réel ; non seulement c’est
le genre de choses auquel on s’attendrait, mais on sait aussi très bien
que cela s’est produit maintes et maintes fois – il n’y a aucune
raison de douter qu’une grande ville appelée Babel ait connu, il y a
longtemps, le même destin que les gens de ‘Ad et Thamud, de Lou-Lan,
d’Etsingol ou des Nasamonéens[16]. Mais le Livre de Mormon ? Contraste frappant avec
l’histoire de Léhi, où les seules terreurs rencontrées au cours du
voyage par terre et par mer étaient normales et familières, y compris un
typhon, nous avons dans l’histoire de la migration jarédite un état de
choses très insolite. Le Seigneur commanda à Néphi de construire « un
bateau », un bateau ordinaire, dont ses frères étaient certains
qu’il ne pourrait jamais le finir. Pourtant le bateau fut terminé et la
famille mit à la voile. Les frères de Néphi, en dépit de toutes leurs
moqueries, n’eurent apparemment pas de commentaires méprisants à faire
sur le genre de bateau qu’il construisait. Nous en concluons que c’était,
comme on l’appelle à diverses reprises, simplement « un bateau »,
quoique, étant terrien, Néphi eut besoin d’être spécialement guidé (1
Néphi 17:8). Or le peuple de Léhi dut traverser au moins deux fois et
probablement trois ou quatre fois plus d’eau que les Jarédites, et un
navire ordinaire lui suffit pour cela. Mais les barques de Jared étaient
des navires tout à fait extraordinaires. Le Seigneur donna au constructeur
des instructions spéciales pour tous les détails. Elles devaient être
submersibles et cependant flotter très légèrement à la surface des
vagues. « Elles étaient petites, et elles étaient légères sur l’eau »
et cependant construites de manière à résister à une pression terrible :
« extrêmement étanches », « étanches comme un plat », avec des trous
d’aération spéciaux et scellés que l’on ne pouvait pas ouvrir lorsque
la pression de l’eau à l’extérieur était plus grande que la pression
d’air à l’intérieur. Le Seigneur expliqua pourquoi il serait nécessaire
de construire de tels vaisseaux: parce qu’il était sur le point de déchaîner
des vents d’une violence incroyable qui, le moins qu’on en puisse dire,
feraient de la traversée un cauchemar effrayant. Toute fenêtre, dit-il en
guise d’avertissement, volera en éclats ; il ne sera pas question de
faire du feu ; « vous serez comme une baleine au milieu de la mer; car les
vagues montagneuses se jetteront sur vous... vous ne pouvez traverser ce
grand abîme sans que je ne vous prépare contre les vagues de la mer, et
les vents qui sont sortis, et les flots qui viendront. » « Que veux-tu donc
que je prépare pour vous, pour que vous ayez de la lumière lorsque vous
serez engloutis dans les profondeurs de la mer ? » (Éther 2:23-25). Il ne
s’agissait pas ici d’une traversée normale ni d’une tempête brève
et passagère... « le vent ne cessa jamais de souffler vers la terre
promise pendant qu’ils étaient sur les eaux » (Éther 6:8)
– « Ie Seigneur Dieu fit en sorte qu’un vent furieux soufflât sur la
surface des eaux... ils furent de nombreuses fois ensevelis dans les
profondeurs de la mer, à cause des vagues montagneuses qui déferlaient sur
eux, et aussi des grandes et terribles tempêtes qui étaient causées par
la violence du vent » (Éther
6:5-6; italiques ajoutés). Notre récit montre
d’une manière parfaitement claire que le groupe allait passer pas mal de
temps en dessous de la surface de la mer ! Il est évident que des vents
aussi phénoménaux et continuels ne peuvent avoir été une simple
perturbation locale, et nous pouvons supposer sans grande crainte de nous
tromper que le livre d’Éther nous décrit ces mêmes super-vents que
l’on dit avoir accompagné et peut-être causé la destruction de la tour. Le livre d’Éther nous dit clairement qu’au moment
de la dispersion le monde fut balayé par des vents d’une violence
colossale. Il y a trois sources principales qui permettent de vérifier ceci
: (1) les vieilles traditions concernant la tour, qui mentionnent presque
toujours les vents, (2) les études des paléoclimatologues qui, coordonnées
avec les documents historiques, montrent que le monde a connu à diverses
reprises des changements climatiques catastrophiques dans les 6000 dernières
années, par exemple la grande sécheresse mondiale et les tempêtes de vent
vers 2200 av. J.-C, la terrible sécheresse de 1000 av. J.-C, les
inondations également violentes de 1300 av. J.-C et le Fimbulwinter
de 850 av. J.-C, etc., et (3) les comptes rendus historiques proprement dits
de lieux qui ont subi le même sort que Babel, montrant que ce n’est pas là
un événement fantastique mais véritablement caractéristique dans
l’histoire du monde. Un bon exemple de ce genre de document historique est
la Cosmographie de Qazwini, qui dit comment, au Moyen Âge, le grand
dôme de Bagdad, lequel « dôme était le symbole (‘alam) de
Bagdad et la couronne du pays, et la réalisation principale des fils
d’Abbas », s’écroula pendant un grand vent de tempête. Les savants
ont souvent fait remarquer que la tour de Babel était justement l’un de
ces symboles de la puissance et de l’unité de ses constructeurs (Genèse
11:4)[17]. Non seulement la Bible ne fait pas mention des vents,
mais le Livre de Mormon lui-même le fait seulement au passage, quoique très
nettement, pour expliquer pourquoi les bateaux jarédites furent construits
comme ils le furent et en décrivant le voyage par mer. Le fait même que ce
détail soit simplement mentionné en passant est un argument puissant en
faveur de l’authenticité du récit. La route de l’exil[18] Partis de la plaine de Schinear, les Jarédites se
dirigèrent vers le nord et passèrent dans une vallée qui doit son nom à
Nimrod, le grand chasseur, et de là « dans cette contrée où il n’y
avait jamais eu d’homme » (Éther 2:5). Cela a dû les conduire dans la région
des grandes et larges vallées où le Tigre, l’Euphrate, le Kura et
l’Araks ont leur source, un « centre d’où rayonnent des vallées et
des routes auxquelles l’Euphrate doit son importance comme grande route de
pénétration commerciale et militaire[19]
». La présence fréquente, dans cette région, du nom de Nimrod, que nous
avons déjà relevée, n’est peut-être pas sans importance véritable,
car il n’est pas de phénomène historique qui ait été démontré aussi
formellement que la ténacité extrême des noms de lieux. Dans de nombreux
cas, les noms de lieux encore utilisés parmi les paysans ou les nomades
illettrés, se sont révélés remonter aux temps préhistoriques. Le point
de savoir si le groupe est parti vers l’est ou vers l’ouest à partir de
la vallée de Nimrod n’est pas d’importance majeure, quoiqu’un certain
nombre de choses militent en faveur d’un itinéraire vers l’est[20].
Il y a par exemple la grande longueur du voyage : « Pendant ces nombreuses
années nous avons été dans le désert » (Éther 3:3);
pareille situation implique non seulement de vastes régions d’errance,
mais un terrain favorable à des nomades éleveurs de bétail et une
« contrée où il n’y avait jamais eu d’homme », conditions
auxquelles les régions asiatiques se conforment beaucoup mieux que les
européennes. La chose la plus révélatrice, c’est le fait que « Ie vent
ne cessa jamais de souffler vers la terre promise pendant qu’ils étaient
sur les eaux; et c’est ainsi qu’ils furent poussés par le vent » (Éther 6:8).
Qu’ils soient partis des rivages de l’Orient ou des rivages de
l’Occident, les Jarédites devaient nécessairement traverser l’océan
entre le 30e et le 60e parallèle nord où les vents dominants sont des
vents d’ouest d’un bout à l’autre du monde. Puisque la cause de ces
vents se rattache à la révolution de la terre et au froid relatif des régions
polaires, on peut supposer que les mêmes vents régnaient du temps de Jared
que du nôtre. On ne peut évidemment pas être trop dogmatique là-dessus,
car le climat a changé au cours des âges, et il se produit aussi des tempêtes
anormales ; cependant, la constance extrême du vent suggère
fortement des vents dominants de l’ouest et la traversée du Pacifique
Nord, puisque, si les voyageurs avaient tenté l’Atlantique, cela aurait
signifié avoir constamment le vent debout. La longueur du voyage par mer,
344 jours, ne nous dit rien puisque les navires, quoique poussés par le
vent, n’utilisèrent apparemment pas de voiles : les ouragans presque perpétuels
auraient rendu les voiles impossibles même s’ils en avaient eu. Mais le
fait que le groupe resta presque un an sur l’eau, même avec les vents en
poupe, fait certainement penser au Pacifique et rappelle de nombreuses
histoires de jonques chinoises qui, au cours des siècles, ont été poussées,
sans rien pouvoir y faire, par le vent pour finir, après avoir passé
environ une année en mer, par s’échouer sur les plages de la côte
occidentale de l’Amérique[21]. En outre, nous ne devons pas
oublier qu’une montagne d’une « hauteur extrême » se
trouvait près de l’endroit de l’embarquement jarédite (Éther 3:1)
et qu’il n’y a pas de montagnes de ce genre sur la côte atlantique de
l’Europe, comme il y en a en de nombreux endroits du rivage asiatique.
Mais à l’est comme à l’ouest, de la Baltique au Pacifique, « du désert
de Gobi et de la frontière de la Corée au Danube inférieur et aux
Carpates », un seul mode de vie règne depuis l’aube de l’histoire,
conditionné par un type de terrain remarquablement uniforme[22]. Un certain nombre d’études
faisant autorité dans ce qu’on appelle l’Art des Steppes, et les
fouilles des Russes au cours des années récentes, ont confirmé les
suppositions les plus extravagantes quant à l’étendue, l’antiquité et
l’uniformité des cultures de la steppe. La culture keltéminaire
nouvellement découverte, par exemple, semble relier les unes aux autres
toutes les grandes langues de l’Europe et de l’Asie centrale en un enchaînement
préhistorique unique et vaste qui englobe non seulement la famille
indo-européenne mais aussi la touranienne et même les antiques langues non
aryennes de l’Inde[23]. L’Asie est le pays classique
des tribus et des nations errantes, avec un type commun de culture et de
société qui, comme nous le verrons, se retrouve parfaitement chez les Jarédites.
Seul le
livre d’Éther voit les paysages maintenant secs et poussiéreux sous un
aspect inattendu : « Et il arriva qu’ils voyagèrent dans le désert et
construisirent des barques, dans lesquelles ils traversèrent de nombreuses
eaux, étant continuellement dirigés par la main du Seigneur. Et le
Seigneur ne leur permit pas de s’arrêter au-delà de la mer dans
le désert, mais il voulut qu’ils continuassent jusqu’à la terre de
promission... » (Éther
2:6-7; italiques ajoutés). La traversée de nombreuses
eaux en étant constamment dirigés est surprenante, « Ia mer » en
question n’étant apparemment qu’une – quoique la plus redoutable –
des nombreuses eaux à traverser. Or, il est de fait que dans les temps
anciens, les plaines de l’Asie étaient couvertes de « nombreuses
eaux » qui ont maintenant disparu, mais dont l’existence a été signalée
jusque bien avant dans les temps historiques ; elles étaient évidemment
bien plus abondantes encore du temps de Jared. A l’époque d’Hérodote
encore, le pays des Scythes (région dans laquelle le peuple de Jared se
rendit tout d’abord) présentait de redoutables barrières d’eau à l’émigration
: « La face du pays était sans doute très différent de ce qu’il est
maintenant, dit Vernadsky, les fleuves étaient beaucoup plus profonds et il
restait encore de l’époque glaciaire de nombreux lacs qui se transformèrent
plus tard en marécages[24]. » En effet, la théorie
émise par Pumpelly sur le développement de la civilisation à partir de
cultures oasiennes présuppose l’existence de vastes mers intérieures,
maintenant disparues, mais dont l’existence a été bien attestée même
jusque dans les annales chinoises qui parlent de « vastes étendues
d’eau, dont le Lob Nor et d’autres lacs rétrécis et petits lacs saumâtres
de montagne sont tout ce qui en reste[25] ». L’assèchement
constant du cœur de l’Asie depuis la fin de la dernière époque
glaciaire est un des faits de base de l’histoire, et certains experts le
considèrent même comme la source de l’histoire du monde. Mais c’est
une découverte relativement récente. Celui qui a écrit le livre d’Éther
a montré une perspicacité remarquable en mentionnant des eaux plutôt que
des déserts le long du chemin des émigrants, car la plupart des déserts
sont d’origine très récente, tandis que presque toutes les eaux antiques
ont complètement disparu. Il nous suffit de nous souvenir que Sven Hedin a
découvert qu’il y a des lacs qui se déplacent littéralement en
Asie centrale !
[1] Parmi les traditions de la
dispersion, on trouve aussi la tradition du juste dont la langue n’a
pas été changée. Certains rabbins, dit
Bar Hebraeus, dans E. A. Wallis Budge, The Chronography of
Bar Hebraeus. [2] Jubilés 8:8. [3] La 3e partie de « The World of the Jaredites », IE
54, novembre 1951, pp. 786-87, 833-35, commençait ici. [4] Jean de Pian de Carpini commence son récit de ses voyages en Asie Centrale au 13e siècle en décrivant ces vents, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 4. Des explorateurs modernes tels que G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. 49, les mentionnent à diverses reprises, p. ex.: « Nous approchions du grand bassin désertique de l’Asie intérieure et chaque souffle de vent apportait de la poussière provenant de sa vaste étendue de sable », pp. 110, 193-95, 404, etc. [5] On pourra trouver un bon traitement général des
grands changements climatiques de l’histoire ancienne dans C. E. P.
Brooks, Climate Through the Ages, Londres, Benn, 1926); A. R.
Burn, Minoans, Philistines, and Greeks, New York, Knopf, 1930);
Christopher Dawson, The Age of the Gods, Londres, Murray, 1928;
J. L. Myres, « The Ethnology and Primitive Culture of the Nearer East
and the Mediterranean World », dans Edward Eyre, dir. de publ., European
Civilization, 7 vols., Oxford, Oxford University Press, 1934-38,
1:94-95, 103; J. B. S. Haldane, « A Biologist Looks at England », Harpers
175, August 1937, pp. 286; V. Gordon Childe, New
Light on the Most Ancient East,
New York, Praeger, 1953, ch. 2. [6] Aurel Stein, Serindia, 5 vols., Oxford,
Clarendon, 1921; réimpression Delhi, Matilal Banarsidass, 1980-83,
1:369-449; Aurel Stein, Innermost Asia, 3 vols., Oxford,
Clarendon, 1928, 1:214-16. [7] Henning Haslund, Men and Gods in Mongolia,
New York, Dutton, 1935, pp. 106-10. [8] Id., pp. 176-77. [9] Id., p. 177. [10] Id., p. 106. [11] Eusèbe, Chronicorum I, 4, dans PG 19:116 [12] Théophile d’Antioche, Ad Autolycum II, 31, dans PG 6:1101; virtuellement le même texte dans les Livres Sibyllins, 3:98-107, dans R. H. Charles, Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament, 2 vols., Oxford, Clarendon, 1912, 2:380-81. On trouve l’idée que la tour fut construite expressément pour unifier le genre humain qui avait tendance à se disperser, dans Livres Sibyllins, 5:423: « touchant les nuages eux-mêmes et vue de tous, pour que tous les fidèles et tous les justes puissent voir la gloire du Dieu invisible ». Emil G. Kraeling, « The Earliest Hebrew Flood Story », JBL 66, 1947, p. 283, dit à propos de cette idée: « C’est là une philosophie primitive et pourtant profonde concernant la nature de la ville orientale. » Le point de savoir si Babel était une tour ou une ville est un détail, id., pp. 280-83, puisque les deux vont normalement de pair. Malgré tout, Dieu a maudit le projet parce qu’il était entrepris par les hommes de leur propre chef, sans le consulter: « Malheur à toi, Babylone, au trône d’or et aux sandales d’or, toi qui pendant maintes années fus reine, seule souveraine du monde, autrefois si grande et si cosmopolite », Livres Sibyllins 5:434-5. [13] Jubilés 10:26. [14] Tha'labi, Qisas al-Anbiyya, p. 43. [15] Budge, Chronography of Bar Hebraeus,
1:8. [16] Pour 'Ad et Thamud, R. A. Nicholson, A Literary History of the Arabs, Cambridge, Cambridge University Press, 1930, pp. 1-3; Hérodote, Histoires II, 31-32. La soudaineté de la chute de Babylone, maîtresse du monde, a laissé une impression indélébile dans l’esprit des hommes, qui ont appliqué le nom de cette ville comme « mot de code » à toutes les métropoles mondiales condamnées depuis lors, p. ex., Rome, Alexandrie. [17] Le passage est dans E. Harder, Arabische Chrestomathie, Heidelberg, Goos, 1911, p. 166. [18] La 4e partie de « The World of the Jaredites », IE 54, décembre 1951, pp. 862-63, 946-47, commençait ici. A l’origine, cette livraison commençait par le paragraphe suivant, dont le contenu de base apparaît au dernier paragraphe de la section précédente: « Ainsi, vous pensez que mon récit du Grand Vent est un peu tiré par les cheveux. Je ne prétends pas que la tour a été renversée par le vent, je relève simplement que les anciens avaient une tradition très anciennne, répandue et persistante que sa chute s’est accompagnée de grands vents. Je relie cela à la description des vents dans le Livre d’Ether. Toutefois, pour vous montrer que pareille chose est possible, je vous propose un parallèle historique. Qazwini, dans sa Cosmographie, dit que le grand dôme de Bagdad était un signe et un symbole de la puissance et de l’unité du pays. Les spécialistes ont souvent fait remarquer que la Tour de Babel était un symbole du même genre. Qazwini nous apprend en outre que ce grand édifice fut détruit par un vent terrible – du moins, il dit qu’il tomba pendant un ouragan et nous laisse tirer nos conclusions. » [19] Alexandre Moret, Histoire de l'Orient, 2 vols., Paris, Presses Universitaires, 1929-36, 1:306. [20] Voir appendice 1 [21] Voir Charles E. Chapman, A History of
California: The Spanish Period, New York,
Macmillan, 1926, pp. 21-30. [22] La citation vient de Louis Marin, préface à G. N.
Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven,
Yale University Press, 1931, p. ix. [23] V. Altman, « Ancient Khorezmian Civilization in the
Light of the Latest Archaeological Discoveries, 1937-1945 », JAOS
67, 1947, pp. 81-85. [24] George Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press, 1943, pp. 15-16. Au 12e s., il était possible d’empêcher les invasions du grand royaume d’Asie Centrale, le Khwarazm en inondant le pays, Karl A. Wittfogel et Fêng Chia-Shêng, « History of Chinese Society Liao », TAPS 36, 1946, p. 647. [25] Raphael Pumpelly, Explorations in Turkestan,
2 vols., Washington, Carnegie Institution, 1908, 2:286; cf. 1:66, 70-75.
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